À douze ans, Rachele n’est pas seulement une jolie fillette juive, elle est aussi intelligente et curieuse. Aussi, le refus catégorique de son père – intransigeant sur les questions religieuses –, de la laisser incarner la Vierge Marie dans la crèche vivante de l’institution privée où elle fait ses études, la plonge dans la colère et la perplexité.
Dès lors, avec les vacances de Noël, commence pour Rachele, une quête qui va la mener à découvrir ses racines familiales et à s’interroger, à la hauteur de ses jeunes années, sur les interprétations qui opposent les religions du Livre.
Parallèlement, il va lui falloir affronter le drame qui bouleverse les adultes de son entourage familial.
On a décelé chez son père une tumeur au cerveau dont l’issue pourrait lui être fatale.
Comme les jeunes personnages du Livre-Cœur ( Cuore) d’Edmondo de Amicis, paru en 1892, dont sa dernière institutrice lui a recommandé la lecture, elle sent intuitivement qu’il va lui falloir accompagner ce père fragilisé, très aimant et très aimé, sur un parcours difficile.
Rachele appartient, par la lignée paternelle, à un milieu particulièrement aisé de juifs italiens. Son grand-père – le juge Luzzatto – a dû son salut pendant la guerre en usurpant l’identité d’un prêtre catholique. Cette expérience lui permet de relativiser ses propres convictions Son adorable grand-mère, divorcée, logée par un de ses amants, poursuit une vie mondaine dans une somptueuse demeure. Si les grands-parents maternels ont une vie plus modeste, le grand-père affiche ses pratiques catholiques et son épouse affirme haut et fort son athéisme. Et leur fille a dû, pour épouser le brillant avocat Ricardo Luzzatto, se convertir au judaïsme.
Selon la volonté de son père, Rachele suit, avec conviction, des cours d’hébreu et de religion donnés un jeune rabbin, venu d’Israël préparer quelques fillettes de la bourgeoisie italienne à leur bat-mitsvah.
Son avenir d’élève brillante, semble déjà se dessiner dans la succession des juristes Luzzatto.
Enfant unique et choyée de tous, elle grandit et se construit avec une certaine autonomie dans un univers protégé. On lui a fait don d’une chienne dont elle est responsable.
Ses déplacements sont encadrés et contrôlés. Chacun lui accorde beaucoup d’attention et s’efforce de lui communiquer ses valeurs, sa culture, des connaissances En un geste de transmission sa grand-mère paternelle lui fait accepter des ablutions rituelles. Son grand-père maternel lui a fait découvrir le Duomo ; bravant le courroux de son gendre il lui enseigne sa part de « romanité ».
Son épouse, « pour ne pas la mettre en défaut par rapport à quelque mystérieux prétexte, invente des mets qui contournent les ornières qu’ont creusées les rabbins au fil des générations ».
C’est devant eux, si respectueux de la foi de leur petite-fille, que Rachele – en psalmodiant la prière préparée pour sa bat-mitsva –, qu’elle prendra conscience de sa tonalité arrogante et belliqueuse : « C’est à nous d’exalter le Maître de tout, de magnifier l’auteur de la Création, qui ne nous a pas faits semblables aux peuples de la Terre, et ne nous a pas façonnés comme les familles de la planète. » Chez les Luzzatto, la bienveillance semble de mise pour tous, pour les proches comme pour les subalternes, non parfois sans cette condescendance de peuple élu que confère le texte sacré.
Ainsi, lorsque sa grand-mère congédie son personnel pour les fêtes de Noël, et le remplace par une famille d’Éthiopiens animistes, Rachele est surprise mais non indignée de voir une enfant transformée en petite servante.
Mais si sa famille prend soin de répondre à ses interrogations, l’ouverture au monde va venir du contact avec ces personnages qui gravitent autour d’elle.
Paolo, le chauffeur de taxi familial, lui raconte sa propre histoire et l’intéresse à un itinéraire, maintes fois parcouru, mais jamais découvert, lui rappelant que son pays est l’Italie et : « Le fait que les juifs excellent parfois davantage, ne les rend pas plus aimables. »
À travers les textes naïfs de Cuore, l’institutrice retraitée lui fait comprendre ce qu’est la compassion. En lui parlant par la suite de ses camarades de classe qui connaissent des situations similaires, elle l’extrait de son enfantine solitude face à l’épreuve annoncée.
Andréa, l’un d’entre eux, en répondant à ses questions, révèle les responsabilités qui pèsent sur ses propres épaules.
Ce ne sera sans doute pas à travers sa judaïté que Rachele pourra affronter les obstacles qui vont heurter sa jeune vie. Peu importe le Dieu auquel elle adressera ses prières. Le nom de ce Dieu n’est-il pas interchangeable ?
Il suffit bien d’un costume pour transformer un jeune rabbin zélé en curé, un soir de Carnaval vénitien, sans s’attirer les foudres divines.
Ce n’est pas à la justice céleste que veut échapper un médecin fasciste italien, en accouchant une jeune femme juive en détresse, mais simplement à la justice des hommes.
Les forces que doit rechercher Rachele sont en elle, et dans le regard généreux qu’elle posera sur les autres.
Avraham. B Yehoshua s’est éteint le 14 juin 2022. Sans doute, le plus grand écrivain contemporain de langue hébreu, il a été un ardent défenseur de la cause des Palestiniens. Il a aussi milité pour un état binational. Il laisse une œuvre dense qui oscille entre « histoires surréalistes et pleines de rêveries, déconnectées du temps et de l’espace, à d’autres ancrées dans la culture israélienne et le présent », citait Le Monde lors de son décès. Il ressort de sa réflexion, la difficulté pour un juif de vivre pleinement sa religion et ses coutumes en dehors d’Israël et le besoin d’une nécessaire adaptation à son environnement.
La fille unique, son ultime roman, dispense de toute certitude religieuse. Son schéma narratif pourrait s’inscrire dans un tout autre contexte spatio-temporel. Il peut se lire comme un conte philosophique, et donc se laisse simplement interpréter comme une douce leçon de sagesse et d’humanité.
Yehoshua, Avraham B., La fille unique, Grasset, 25/05/2022, 1 vol. (204 p.), 19€
Christiane Sistac
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