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Leïla Slimani, J’emporterai le feu, Gallimard, 23/01/2025, 432 pages, 22,90€

L’entreprise littéraire qui consiste à clore une saga familiale est toujours périlleuse, chargée des échos des volumes précédents et de l’attente d’une forme de résolution, ou du moins d’une mise en perspective définitive. Avec J’emporterai le feu, Leïla Slimani livre le troisième acte l’ultime de sa fresque ambitieuse, Le pays des autres. Après Le pays des autres, qui nous avait plongés dans le Maroc tumultueux de l’après-Seconde Guerre mondiale à travers les yeux de Mathilde, l’Alsacienne unie à l’officier marocain Amine Belhaj, et Regardez-nous danser, qui avait exploré les désillusions et les espoirs de la génération de leur fille Aïcha et de son époux, l’économiste Mehdi Daoud, durant les années 1960 et 1970, ce troisième volume braque son projecteur sur Mia Daoud. Incarnation de la troisième génération, petite-fille de l’une, fille des autres, elle hérite non seulement d’un nom et d’une lignée, mais aussi d’un fardeau de silences, de passions rentrées et d’identités fissurées. Ce roman est celui d’une mémoire à exhumer, d’un legs à décrypter et, surtout, d’une quête ardente pour définir et assumer sa propre incandescence.

Un prologue en forme de confidence

D’emblée, J’emporterai le feu surprend par son prologue, une confession brute, émanant non pas d’un personnage de fiction pur, mais de Mia, figure qui se superpose avec une troublante transparence à celle de l’autrice. Datée de novembre 2021, cette introduction nous plonge dans l’expérience d’un effondrement psychique. « Une nuit de novembre 2021, j’ai perdu le goût et l’odorat ». Cette anosmie, symptôme emblématique d’une époque pandémique, est ici le signe avant-coureur d’une désintégration plus intime et profonde : amnésie parcellaire, une incapacité à poursuivre l’acte d’écrire, et une dissociation du réel. « Il m’était impossible de fixer mon attention sur mon roman ». Ce n’est pas un simple artifice narratif, mais une véritable plongée dans l’abîme d’une crise existentielle. La narratrice, funambule entre l’autofiction et le personnage, décrit avec une précision douloureuse sa confrontation au « brouillard mental », ce brain fog que les médecins peinent à cerner, mais qui symbolise parfaitement l’état d’une lignée hantée par les non-dits, les traumatismes transmis en héritage tacite. Le conseil du neurologue, figure d’une science à la fois impuissante et intuitive, résonne comme une injonction proustienne : « Si je peux vous donner un conseil, Mademoiselle : trouvez votre madeleine ». Cette quête de la réminiscence salvatrice devient alors le programme secret et la condition de possibilité du roman lui-même : un voyage mémoriel pour conjurer l’effacement, pour recueillir et “emporter le feu” des existences qui ont précédé et façonné la sienne.

Les figures parentales, Aïcha, la mère médecin, pragmatique et forte en apparence, et Mehdi, le père économiste, personnage central et tragique de ce volet, deviennent les objets privilégiés de cette exploration mémorielle. Aïcha, prise entre les exigences de sa carrière, son rôle de mère et ses frustrations conjugales est l’incarnation d’une forme de modernité marocaine, non exempte de contradictions. Ses monologues intérieurs, reproduits avec une fluidité remarquable, révèlent ses angoisses quotidiennes, ses récriminations rentrées contre un mari devenu une ombre à lui-même : « J’ai envie de lui dire, si tu ne le fais pas pour moi fais-le pour les filles, tu n’es pas invincible, Mehdi, même les présidents de je ne sais quoi attrapent le cancer… » Mehdi, quant à lui, voit sa trajectoire prendre les allures d’une tragédie grecque : l’ascension fulgurante d’un homme brillant et visionnaire, suivie d’une disgrâce brutale et d’une lente descente aux enfers psychologiques. Des bureaux décatis du Crédit Commercial du Maroc à Casablanca, où il haranguait ses subordonnés avec une conviction prophétique – « Nous n’avons pas de pétrole mais nous avons le tourisme ! » – jusqu’à sa réclusion quasi-volontaire dans la grande demeure familiale après sa chute orchestrée par les arcanes du makhzen, son personnage est celui d’une élite marocaine dévorée par le système même qu’elle a servi. Le passage où Curtis O’Hare, l’économiste de la Banque mondiale, émet des réserves sur ses projets pharaoniques, et la réponse fataliste de Mehdi – « Je sais ce que tu vas dire » – témoignent de cette prescience de sa propre fin, de ce mélange de lucidité amère et de résignation.

Trois générations de femmes : empreintes culturelles et émancipations douloureuses

Le roman, tout en suivant le crépuscule de Mehdi, se fait l’écho des dynamiques familiales complexes et des identités écartelées. La naissance d’Inès, la sœur cadette, est appréhendée par Mia enfant comme une dépossession, une intrusion dans son univers affectif exclusif : « C’est le pire jour de ma vie ». Cette rivalité fraternelle, loin d’être anecdotique, sème les germes des failles et des quêtes identitaires futures des deux sœurs. Les scènes familiales, qu’elles se situent à Rabat ou durant les vacances à la ferme ancestrale de Meknès – lieu symbolique de la confrontation entre l’héritage alsacien de Mathilde et la marocanité d’Amine –, deviennent le théâtre de frictions culturelles, générationnelles et linguistiques. La langue, qu’elle soit française, arabe dialectal ou arabe classique, est constamment un enjeu, un marqueur d’appartenance ou d’une forme d’exil intérieur. L’épisode où Mia, préadolescente, se trouve dans l’incapacité de répondre en arabe à un collègue de son père, suscitant la colère et la déception de ce dernier, ou encore le constat désabusé du professeur Slimane, engagé pour lui enseigner la langue de ses ancêtres, face au « mépris qu’on y éprouvait pour la langue arabe » au sein de l’institution scolaire française, dévoilent la complexité de ce rapport à l’idiome maternel et paternel.
Le corps féminin, ses métamorphoses, ses désirs, ses souffrances et ses asservissements, demeure un thème central, scruté avec une acuité sans concession, caractéristique de la plume de Leïla Slimani. De la terreur viscérale d’Aïcha face à la perspective de l’accouchement – « elle s’imagina morte, déchirée du vagin à l’anus » – à la sexualité exploratoire, parfois transgressive et teintée de culpabilité, de Mia et d’Inès adolescentes – Mia initiant Abla, son premier émoi féminin, à une sensualité à la fois exaltante et dévorante, ou Inès découvrant les ambiguïtés et les périls d’une relation clandestine et déséquilibrée avec son professeur de théâtre, Éric Baillard –, c’est un panorama complet de l’expérience féminine qui se déploie, sur trois générations. Ces corps ne sont pas uniquement des vecteurs de désir ou de procréation ; ils sont aussi des territoires où s’inscrivent les rapports de pouvoir, les contraintes sociales, les héritages culturels et les tentatives, souvent douloureuses, d’émancipation. La scène où Inès, en quête désespérée de validation, métamorphose Mia, grimée et accoutrée, en une sorte de poupée offerte au regard dans la vitrine de la boutique de sa tante Selma, est d’une cruauté symbolique saisissante, illustrant la manière dont le regard masculin et social peut figer, objectiver et aliéner les identités féminines en construction.

Le rapport à l’écriture, au pouvoir subversif et libérateur des mots, constitue une autre strate fondamentale du roman, incarnée de manière poignante par le personnage de Mia. Son aspiration précoce et viscérale à devenir écrivain, ce désir ardent confessé à sa grand-mère Mathilde, elle-même dépositaire silencieuse de la mémoire familiale par ses propres écrits – « Moi aussi je veux être écrivain » – n’est pas une simple velléité. C’est une tentative de se réapproprier son récit, de donner une forme et une voix à l’informe, à l’indicible, de suturer les silences et les fractures de sa lignée. Ce “feu” qu’elle ambitionne d’emporter est, par excellence, celui de la création, de la parole souveraine arrachée au chaos du vécu, à l’oppression des déterminismes. La découverte tardive du cahier où Mehdi, son père, avait esquissé le plan d’un roman autobiographique, au titre prophétique et désabusé, « Mehdi Daoud, mon destin marocain », agit comme un legs posthume, une transmission paradoxale et involontaire de ce besoin impérieux de raconter, de se raconter, pour, peut-être, trouver une forme de cohérence ou de rédemption.

Les résonances d'un monde fracturé

Si J’emporterai le feu s’enracine profondément dans une saga familiale et un contexte socio-historique franco-marocain singulier, sa portée narrative et thématique transcende largement ce cadre initial. Les soubresauts politiques et sociaux qui jalonnent le récit – des émeutes de Fès en 1990, symptomatiques d’un malaise social profond, aux attentats du 11 septembre 2001, qui viennent percuter la famille Belhaj alors qu’elle enterre Amine, le patriarche, en passant par la guerre du Golfe qui suscite une liesse populaire pro-Saddam Hussein au Maroc, « Saddam ! Ya Habib ! Le cœur des Marocains est avec toi » – ne constituent pas un simple décor. Ces événements s’immiscent violemment dans l’intimité des personnages, ils exacerbent leurs failles, alimentent leur désenchantement et questionnent leur rapport au monde et à leur propre identité. La colère contenue de Mia face au regard parfois condescendant, parfois essentialisant, que certains Français portent sur ses origines, sa difficulté récurrente à se positionner entre un Maroc source à la fois de fierté et de rejet, et une France qui peine à la reconnaître dans toute sa complexité, fait écho avec une pertinence aiguë aux débats contemporains sur l’identité, l’intégration, le post-colonialisme et le poids des héritages culturels.
Le désenchantement politique et existentiel de Mehdi, sa prise de conscience tardive et amère que « nous n’étions jamais rien d’autre que ce que les autres percevaient, ce que nous leur donnions à voir », après avoir nourri l’illusion de pouvoir transformer le système de l’intérieur, résonne avec une mélancolie post-militante d’une grande actualité. Son exil intérieur, sa progressive et douloureuse retraite du monde suite à sa disgrâce, n’illustrent pas seulement la solitude tragique de l’homme de pouvoir déchu, mais aussi, de manière plus universelle, la fragilité des ambitions humaines face aux rouages implacables de l’Histoire et aux inévitables trahisons intimes.

La prose de Leïla Slimani, ciselée, épurée, souvent d’une fausse neutralité qui laisse affleurer une empathie vibrante, confère à cette fresque familiale une densité et une résonance exceptionnelles. Elle possède ce talent rare de capter le non-dit, la palpitation secrète des êtres, la manière éloquente dont les corps parlent lorsque les mots se dérobent ou se font insuffisants. Le « feu » du titre est une métaphore polysémique et puissante : c’est celui, dévorant, des passions amoureuses et des révoltes étouffées ; celui, purificateur et douloureux, de la mémoire qui brûle et éclaire simultanément ; celui, impérieux et vital, de la création littéraire qui tente d’ordonner le chaos du réel et de l’intime. C’est, en définitive, ce legs immatériel et ardent, cette flamme vacillante mais inextinguible que Mia, au seuil de sa propre aventure d’écrivaine, semble enfin prête à emporter, non pas pour se consumer dans la nostalgie stérile du passé, mais pour le transmuer en une matière vive, capable d’illuminer les zones d’ombre de sa propre existence et, par ricochet, de toucher l’universel en chacun de ses lecteurs. Si ce roman clôt un cycle narratif, il ouvre en réalité sur la promesse d’une parole ininterrompue, une parole qui, à l’instar du feu, se nourrit de ce qu’elle transforme. Chacun, en refermant ce livre poignant, emportera avec lui une étincelle de cette braise, une interrogation intime sur ce qu’il choisit, dans sa propre vie, de transmettre, de taire, ou d’embraser.

Image de Chroniqueuse : Valérie Lounas

Chroniqueuse : Valérie Lounas

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