La haine des Juifs : entretiens avec Danielle Cohen-Levinas

Cet ouvrage fascinant n’est pas seulement qu’un entretien sur l’antisémitisme au sein de la culture chrétienne. Afin de mieux comprendre, observons ces quelques mots du Philosophe Jean-Luc Nancy : “Je voudrais que nous apprenions à penser (à agir) sans références : que nous importent le christianisme, le judaïsme, l’islam, Nietzsche et qui on voudra – s’il ne s’agit pas de “chanter un chant nouveau” ? Et c’est exactement ce que chacun fit en son temps : David, Jésus, Mohammad, Eckhart, Nietzsche. Chantons à nouveau ! Certes la philosophie veut toujours montrer le sens du sens, mais elle est aussi toujours l’école de son epekeina tès philosophias. À la lecture de ces quelques lignes, nous pouvons déjà goûter les saveurs philosophiques de cette conversation. Tout, ou presque, est abordé, sans détour et toujours avec une profondeur, à la limite du vertige. Oser nommer les choses correctement est devenu désormais salvateur dans notre époque contemporaine où le “politiquement correct” est un langage courant du quotidien. Dans ce livre, certaines questions au sujet de l’antisémitisme sont posées sans détour, et les réponses sont à la hauteur des interrogations. Après la lecture de cet entretien entre Danielle Cohen-Levinas et Jean-Luc Nancy, nous en sortons grandis. En effet, il est indispensable d’accepter sa part de responsabilité dans cette situation où l’antisémitisme historique perdure encore.
Il y a ici une fluidité extraordinaire, celle de la conversation entre deux philosophes, irriguée par la force des questions et la sagesse des réponses ainsi que la beauté de la mise par écrit. Le livre nous fait voyager à travers le temps et l’espace. Jean-Luc Nancy nous fait non seulement traverser des bribes de plus de deux mille ans d’Histoire des religions, mais il nous fait aussi parcourir de nombreux points géographiques. Ce philosophe convoque de grands noms : Levinas, Derrida, Spinoza, Pascal et bien d’autres. Il est toujours fascinant de lire les mots d’un philosophe au sujet de ses prédécesseurs.
L’un des passages les plus bouleversants du livre est le moment où Jean-Luc Nancy nous fait vivre ce qu’auraient pu dire Derrida et Levinas à la lecture des Cahiers noirs de Heidegger. La magnificence de ce passage est sublimée lorsque Nancy imagine les larmes d’Hannah Arendt si elle avait pu lire les mots de son ancien amant. C’est précisément durant cette lecture que tout devient “humain, trop humain”. C’est peut-être la sempiternelle dualité dans laquelle nous avons appris à vivre depuis la nuit des temps. Nos civilisations qui sont juste figées entre blanc et noir, beauté et laideur, droite et gauche.
L’ouvrage nous invite donc à envisager une troisième voie, plus nuancée, moins catégorique : accepter et admettre ses erreurs et ses responsabilités, et en tirer des leçons afin que la haine cesse pour que la paix trouve sa place et que la Lumière jaillisse. Ce qu’il y a de fascinant se trouve être logé dans cette extraordinaire affaire de haine plurimillénaire, en réalité cette question-là dépasse celle d’un peuple ou d’une religion et nous pousse à nous interroger sur la haine tout court. Si nous y regardons de plus près, nous y verrons qu’elle est uniquement une question d’éducation. Alors il est toujours possible de philosopher à l’infini, mais la seule constatation que le nourrisson venant au monde n’est qu’Amour, nous révèle que ce sont les adultes qui le poussent à haïr…

Ce livre est une remise en mémoire. Qu’est-ce qui nous permet de juste prononcer ce mot de haine quelle que soit notre religion, notre milieu social, ou notre culture ? Derrière chaque haine il y a avant tout une absence d’éducation. Il est douloureux que de relire certains détails de l’Histoire de la haine qui revient comme le refrain d’une mauvaise chanson. Comme lecteur, on se sent démuni face à cette aversion, mais :  “La vie n’est pas à attendre que l’orage passe mais à apprendre à danser sous la pluie“. Oui, il y a de la malveillance, mais la Lumière est toujours victorieuse.