Ce jeudi, à l’heure du déjeuner, le 119e prix Goncourt sera décerné dans l’effervescence que nous connaissons. Quelques jours plus tôt, la prestigieuse académie a fait une notable exception à son fonctionnement en se transportant à Beyrouth afin de délibérer, et d’annoncer sa sélection finale à l’occasion d’une belle entreprise organisée par l’ambassade de France et l’Institut français, Beyrouth Livres. Un évènement considérable au Liban qui n’a pas connu de manifestation culturelle française depuis quatre ans. En effet, le pays vit un ultime enfer avec l’essence plus chère que l’or, l’impossibilité de se soigner, la catastrophe de l’explosion des silos dans le port de Beyrouth, une électricité plus chaotique qu’un régime corrompu venant à nouveau de s’éteindre, des banques braquées par leurs propres clients dont les dernières économies ont été saisies, et désormais une épidémie de choléra. C’était l’occasion rêvée pour – ce que la culture française fait de mieux – puisse offrir un geste fort et symbolique de soutien au peuple libanais. Chaque écrivain se doit de planter un cèdre dans son cœur. Hélas, ils partirent au nombre de dix, mais par un prompt affront, ils ne se virent que quatre en arrivant au port avec – dans leur sillage – de très nombreux écrivains qui ont annulé le voyage en raison de la situation sécuritaire du pays ou, pour des raisons personnelles…
Pardon de paraphraser Corneille, mais si l’académie fut amputée de plus de la moitié de ses membres, c’est parce que le ministre de la culture du Liban a éructé qu’il « ne permettrait pas à des sionistes de venir parmi nous et de répandre le venin du sionisme au Liban. » Une nouvelle version de : « Quand j’entends le mot « culture », j’enlève le cran de sûreté de mon browning », phrase qui se trouve dans le premier acte de la pièce de l’écrivain nazi Hanns Johst, donnée à Berlin pour le 44e anniversaire d’Hitler. Qu’il est loin, le temps où le calife Al Mamoun, d’obédience chiite, dont l’empire s’étendait de l’Atlantique à l’Indus, avait fondé à Bagdad la Maison de la Sagesse, en invitant tous les savants juifs, musulmans et chrétiens à s’y rendre pour travailler ensemble et y rassembler tout le savoir du monde. La légende raconte qu’il aurait négocié la paix avec l’empereur de Constantinople contre un exemplaire de l’Almageste de Ptolémée, qui constituait alors la somme la plus considérable des connaissances en astronomie et en mathématique. Aujourd’hui, les dirigeants chiites martyrisent les femmes en Iran, et l’ordre milicien du Hezbollah impose au Liban un régime de terreur et de barbarie, en tenant en otage un festival qui aurait dû faire rayonner le pays grâce à un programme ambitieux.
Mais qu’il m’est facile d’écrire ces lignes, loin de l’imaginable souffrance que subit le peuple libanais et le risque quotidien que prennent les écrivains et les journalistes au sein d’un pays où la force d’un passé heureux est le plus lourd fardeau qui pèse sur chaque habitant, en les faisant sombrer vers l’infinie tristesse des illusions perdues. On pourrait m’accuser d’être un de ces élégiaques qui veut et qui croit se rendre intéressant en versant des flots de larmes hypocrites sur la misère de ce pays.
C’est pourquoi je voudrais, dans ces quelques lignes, rendre hommage au dernier article de la journaliste libanaise Bélinda Ibrahim qu’elle vient de publier au sein du site Ici Beyrouth, avec lequel nous avons scellé un fructueux partenariat : « La Liste de nos envies ». Dans cet article, elle fait montre de grands sentiments de solidarité sociale, de fraternité humaine, d’amour de protection pour les faibles, de révolte contre la force opprimant le droit, et enfin de scepticisme, mais un scepticisme n’aspirant qu’à rendre justice à la souffrance du peuple libanais qu’elle incarne. Car la problématique qu’elle soulève est très éloignée du vernis superficiel de la polémique liée aux défections d’écrivains qu’ont retenu tous les médias, et en particulier français. Il est bien de célébrer le livre au Liban, mais encore faut-il que les Libanais aient la possibilité d’acquérir un produit qui est devenu trop luxueux. Frustration terrible, surtout lorsque la, ou le lauréat du Prix Goncourt sera annoncé : « son ouvrage ne sera pas à la portée de la majorité des bourses des Libanais francophones. Il y a eu clairement une erreur d’aiguillage involontaire. »
Il ne faut pas, à cause d’une descente aux enfers économique, que le Liban perde sa culture comme dans Florence Dante avait à tout jamais perdu Béatrice. Il y a une grande passion entre le Liban et le livre, entre le Liban et la France. Sur de très nombreux plans, ce qui se passe au pays du Cèdre pourrait arriver en France. Pour s’en convaincre il suffit de lire l’article de Fabrice Balanche dans Le Figaro du 28 octobre : « Le Liban est un laboratoire qui nous aide à comprendre la France. »
Le Web est empli de fausses citations, dont celle attribuée à Winston Churchill durant la Seconde Guerre mondiale, à qui l’on aurait demandé de couper dans le budget des arts et qui aurait répliqué : « Alors pourquoi nous battons-nous ? » Les Libanais, derrière la plume talentueuse et courageuse de Bélinda Ibrahim, savent désormais pourquoi ils se battent : pour le livre. Et « un livre est une fenêtre par laquelle on s’évade » disait Julien Green. Dans la « liste de leurs envies », puisse l’Institut français, lors de la prochaine édition de Beyrouth Livres permettre aux Libanais francophones d’acquérir à moindre prix les livres qui leur permettraient de fuir leur monde, de s’évader comme les Belle-dame, ces papillons qui par millions venant d’Europe traversent chaque année la Méditerranée, le Sahara, et se posent sur les fleurs libanaises pour les butiner. Comme les livres, les ailes de papillon renferment toujours une grande vérité.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
Beyrouth Livres : la liste de nos envies
Qu’elles ont été longues et tristes ces quatre années passées sans le Salon du livre francophone de Beyrouth, moment attendu par les francophiles comme on attend le Messie à Noël. Mais force est de constater qu’entre la pandémie du Covid-19 et la crise économique qui a frappé le Liban, il était quasiment impossible de faire autrement.
C’est donc avec beaucoup d’enthousiasme que nous avons accueilli l’idée d’un format inédit, celui d’un Festival international et francophone du livre, organisé par l’Institut français. Nous étions en tout cas preneurs de tout, à force de privations, sur tous les plans de notre quotidien, toute goutte d’eau qui pointait à l’horizon portait la promesse d’une oasis.
Au fur et à mesure que les divers événements de ce festival étaient annoncés, nous avons commencé à perdre la boussole. Nous ne savions plus où donner de la tête et de la plume. Il est indéniable que la présence des quatre académiciens du prix Goncourt – qui ont courageusement dépassé leurs craintes de se rendre quand même au Liban, en dépit des menaces à peine voilées du ministre sortant de la Culture – fut un baume pour nos cœurs endoloris. Oui, l’annonce des quatre finalistes du Goncourt qui a été faite à la Résidence des Pins, dans une salle regorgeant de journalistes libanais et étrangers – puisque cette annonce concerne le monde francophone toutes géographies confondues –, nous a fait l’effet d’une piqûre de morphine venue à point nommé. Bien sûr qu’il nous a été très agréable de converser avec les membres du Jury et d’avoir des apartés avec chacun d’entre eux, mais notre soif de livres n’a pas été assouvie. Loin, très loin de là. Ce format ressemblait à un marathon qui exigeait des déplacements tant les événements étaient décentralisés. Pour une population au budget devenu si serré qu’elle étudie ses courses en voiture au km près, il était quasiment impossible d’assister par exemple à la causerie d’Henry Laurens à Tripoli. Le public concerné par cet événement n’était pas exclusivement tripolitain. D’ailleurs il y a eu six personnes qui s’y sont rendues! L’or noir ayant atteint des prix inabordables pour beaucoup d’entre nous, ceci impacte lourdement l’usage des automobiles. Et les exemples de ce genre de contrainte sont légion.
La liste de nos envies est pourtant bien simple : nous avons viscéralement, profondément, désespérément, besoin d’avoir la possibilité d’acheter des livres. Parce qu’acheter un livre est devenu un luxe et ce luxe ne fait pas partie de la priorité des Libanais. Il fallait peut-être réduire les frais de ce festival, inviter moins d’auteurs, et surtout, faire en sorte que nous puissions, le long d’une semaine, bénéficier à titre d’exemple de 50% de remise sur l’achat des livres et de faire ainsi d’une pierre deux coups : encourager les libraires qui peinent à survivre et faire la joie des lecteurs. Cela fait quatre ans que nous passons par des circuits parallèles qui nous abreuvent de PDF d’ouvrages que nous ne pouvons plus acheter. Ceci nous a mis au ban de l’actualité littéraire, parce qu’il n’y a rien qui vaille le plaisir de tenir un livre entre nos mains.
Ce contact avec le papier et l’idée même de s’approprier un ouvrage, d’y ajouter des annotations (ou pas) est incommensurable. Il y avait aussi beaucoup à faire pour les enfants et les jeunes dont les parents peinent à assurer les fournitures scolaires basiques. Eux aussi ont besoin de lire autre chose que leurs manuels scolaires. Or, durant ce festival, il n’y a eu que du rêve. Il y a eu surtout un renvoi à nos limitations, et pour faire encore plus court, la triste réalité et la frustration de savoir que lorsque le nom du ou de la lauréat(e) du prix Goncourt sera annoncé, son ouvrage ne sera pas à la portée de la majorité des bourses des Libanais francophones. Il y a eu clairement une erreur d’aiguillage involontaire.
Il y va sans dire que l’intention de départ était de contenter un maximum de personnes et d’ouvrir ce festival aux non francophones aussi. Mais les amoureux du Salon du livre francophone de Beyrouth attendaient chacune de ses éditions pour faire le plein de francophonie dans cette bulle-là. Le plein de rencontres avec les auteur-e-s francophones et le plein de livres à acheter et à ramener chez soi.
Merci à l’Institut français pour ce grand acte symbolique, à savoir la présence des quatre membres de l’académie Goncourt, mais force est de constater que nous allons être encore une fois extrêmement frustrés et obligés de nous contenter du système D. Nous n’aurons d’autres choix possibles que celui de passer par les réseaux de piratage pour lire cet opus primé.
Et ça, ça fait très mal au cœur…
Pour conclure sur une note plus positive, il nous reste à espérer – si le Liban est encore là, et la francophonie aussi engagée à ses côtés -, que l’édition de 2023 prendra en compte la liste de nos envies et réajustera le tir au profit du lectorat francophone libanais…
Bélinda Ibrahim
Chef du service Culture D'Ici Beyrouth
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