Yann Queffélec, La Méduse noire, Calmann-Lévy, 21/08/2024, 279 pages, 20,90€
Dans le tumulte de la France des années 1960, tiraillée entre l’ivresse de la reconstruction et les bouillonnements secrets de l’après-guerre, Yann Queffélec nous offre, avec La Méduse noire, une fresque familiale aussi troublante qu’intime. Le récit suit, dans leurs trajectoires douloureuses et leurs aspirations illusoires, des protagonistes dont l’existence même semble liée à une généalogie faite de mensonges, de secrets de famille ou d’évènements qui hantent leur conscience, tel un lourd héritage qui vient à la fois peser sur le cœur et rendre opaque toute perception claire du réel. C’est une étrange histoire qui se donne alors à voir où la Résistance devient un tremplin douteux pour dissimuler les lâchetés les plus viles, et où la Guerre d’Algérie apparaît comme un résonnateur, amplifiant de ses bruits sourds l’incapacité des êtres à formuler la vérité d’eux-mêmes et de leurs affects les plus fondamentaux. Ainsi, Eddie Pujol, le fils, soldat amnésique autant qu’orphelin sans le savoir, rencontre à travers le chaos d’une improbable passion l’âpre nécessité de fuir tout à la fois un passé et ses ombres en s’abandonnant, dans une étrange sérénité, aux attraits d’une renaissance aussi hasardeuse qu’incertaine. Le père, Samuel Pujol, le commanditaire involontaire des malheurs des autres, se réfugie à corps perdu dans le culte d’une illusoire grandeur familiale, dans le maniement des « dessous » d’une histoire trop connue par laquelle son humanité même est en continuelle perte de substance. Tout converge, comme l’écume à la dérive vers des zones opaques où tous les malheurs sont les mêmes malgré leur étrange et terrifiante singularité, les mettant au contact permanent de cette mélancolique évidence. Ces figures de l’ombre deviennent alors les fantômes de toute une génération prise au piège d’une sorte de cauchemar d’un pays qui n’en finit plus d’affronter ses démons par l’entremise d’un passé toujours vivant et destructeur, capable, même de transformer l’amour le plus frémissant en amertume insupportable.
Le poids du passé : de la Résistance à l'Algérie
Les Cévennes, avec leurs communautés protestantes aux valeurs archaïques, leurs usines textiles, leurs mémoires occultées, ne sont pas qu’une carte postale pittoresque. Dans La Méduse noire, c’est le creuset même de ce récit douloureux où le passé et ses conflits forment la matrice d’une fatalité.
Dans ce panorama tourmenté, Eddie Poujol n’est pas seulement un personnage ; il incarne les contradictions d’un héritage familial tiraillé entre une noblesse d’âme passée, et l’insoutenable réalité du quotidien dans laquelle chaque figure tutélaire a ses blessures non cicatrisées et les mensonges de l’époque, qu’il est tout à fait impossible de débrouiller. La guerre d’Algérie fait résonner cette lutte avec la violence d’une blessure ouverte dans la peau même du protagoniste. Les actes qu’il pose deviennent comme autant de réminiscences d’une vérité trop longtemps occultée où ses silences sont bien souvent moins assourdissants que les « façon de dire » et les secrets assénés par le cercle familial comme des oracles. Les traumatismes d’Eddie se donnent alors à lire comme une histoire en creux où les actes posés s’opposent dans un même mouvement aux mots et à leur déni. La violence que rencontre Eddie ne saurait n’être interprétée que dans un simple conflit politique. Elle prend aussi sens, ou une nouvelle absurdité à travers la découverte des horreurs des anciens combattants, la fausse naïveté du « héros », comme autant d’échafaudages précaires autour d’une vérité trop douloureuse à contempler en face.
Yann Queffélec donne ici aux conflits intimes la même intensité tragique que les grandes batailles, et fait de l’Algérie le révélateur de failles plus anciennes, laissant voir les cicatrices invisibles d’une histoire qu’on voudrait toujours classer trop rapidement comme ancienne et surtout dépassée. La manière dont nous héritons des conflits familiaux, des guerres et d’une manière de construire sa vérité personnelle, n’est que trop actuelle encore dans nos société où la réitération du même et du similaire revient telle une défaite implacable.
Entre rejet familial et renaissance amoureuse
Le retour d’Eddie est la manifestation d’une fuite qui résonne en même temps comme un cri de désespoir. Sa tentative de renouer avec un quotidien qu’il n’a jamais vécu avec sa famille tourne au vinaigre à travers des situations que Yann Queffélec décrit avec un mélange de cruauté, de tendresse, et surtout une étrange lucidité. Cette étrange façon qu’a son personnage principal de poser comme une condition sine qua none de sa survie sa négation du passé familial le font avancer tel un somnambule, tel un pantin désarticulé en manque de consistance, à défaut de véritable raison de vivre.
La rencontre avec Agnès, en cela, s’apparente moins à la découverte d’une « bouée » de sauvetage qu’à une dernière chance dans une trajectoire de fuite où chacun s’étourdit dans le désir, dans une projection intense, sur le modèle de cette manière de s’aimer qui n’a plus les codes du mariage qu’en façade. Cette tension permanente entre ce désir frénétique de construire un « chez soi » fantasmé et leur impossibilité de dire quoi que ce soit sur le réel apparaît avec force dans ce récit où le conflit des personnages, à bien des égards, semble devenir leur seul mode d’existence possible et, in fine, les laisser en proie à l’insoutenable tension de ne plus savoir exister que pour se fuir. Dans ces silences d’attente où toute action de construire son bonheur leur apparaît impossible, Eddie n’hésite plus à faire des compromis pour se fondre au moule où chacun, ici, est déjà prédéfini dans un destin qui lui colle à la peau. De son attirance envers Agnès en passant par ses tentatives pathétiques de réussite ou ses ébauches maladroites de devenir un « artiste », le fil ténu qui relie ses comportements semble résider plus dans l’impossibilité d’une véritable communication que dans sa véritable volonté d’aller de l’avant. Ce sont dans ces ambigüités que le propos du roman se fait puissant. Yann Queffélec réussit le pari difficile de dépeindre l’âpreté des contradictions en rendant ce qui paraît abstrait plus tangible, donnant chair à ces mouvements intérieurs. Il nous rappelle, non sans une certaine amertume, qu’un « amour véritable », et à fortiori un lien familial harmonieux, reste une conquête, souvent incertaine.
Le manoir comme métaphore : secrets, surveillance et rédemption
Dans ce labyrinthe aux fondations poreuses que représente le manoir des Poujol, la réalité apparaît d’emblée plurielle. Plus qu’une demeure, c’est un lieu-refuge pour des personnages brisés par un passé tentaculaire qui exerce toujours et encore son influence souterraine. Chaque recoin, chaque couloir, chaque pièce de ce décorum désuet recèle des secrets, une part obscure d’un drame familial qui empêche ses personnages de réellement se libérer. Samuel le père, la vertueuse Rachel, l’observateur Toï, ils vivent et tentent d’agir avec les chaînes rouillées d’un ordre moral où le pouvoir, la soumission, la peur du déshonneur semblent tenir encore le gouvernail dans un chaos toujours prêt à tout renverser. Et ils n’hésitent jamais, y compris avec des phrases presque banales à trahir les codes d’une résistance sur laquelle s’appuient les liens familiaux, tels des piliers incassables qui auraient permis aux générations précédentes de faire face à l’adversité de l’occupant.
Yann Queffélec rend visible ces forces occultes dans une approche narrative aussi intense que vertigineuse. La structure circulaire du roman traduit à merveille l’état d’enfermement de ces protagonistes incapables de rompre le cycle infernal d’un héritage toxique. Elle souligne surtout comment les figures de Toï, le gardien des souvenirs troubles du manoir, devient non pas un observateur distant, mais un autre visage du spectre familial qui vient mettre à l’épreuve le caractère même de ce récit qu’il empêche à tous niveaux d’échapper à sa dimension tragique, par sa fidélité inébranlable. L’auteur dévoile au fil du texte toute l’étendue de ces stratégies pour tenir au secret les démons que ses personnages cachent mal, en faisant du silence une arme aussi fatale que la haine déclarée. Par la description quasi organique du manoir, il suggère que le présent de cette histoire ne saurait avoir une autre identité qu’une manière de ressasser à l’infini les drames des lignées et une façon peu glorieuse, bien que très juste à son image, de se débattre comme le diable dans l’eau bénite dans une sorte de déni du monde moderne, mais sans la beauté réconfortante des mythes antiques.
L'universalité des blessures familiales
Dans ce tumulte qu’est La Méduse noire, Yann Queffélec refuse toute complaisance ou manichéisme simplificateur et nous interroge, comme rarement les textes contemporains osent le faire, sur les mécanismes insidieux qui transmettent les traumatismes de générations en générations. Plus encore, par la décomposition qu’opère sur l’idée même du roman de famille à la française, il ouvre la perspective sur notre façon singulière d’envisager le devenir du monde après l’histoire, une quête d’identité douloureuse dans une société pourtant désireuse de reconstruire son avenir, et incapable pourtant de s’arracher au confort douillet et toxique de son propre cocon. Ce livre nous rappelle surtout que dans ce conflit des générations et la valse incessante des secrets de famille, tout choix de destin doit prendre acte de la Méduse, aussi omniprésente que familière, mais d’une méduse, que seul chacun est capable de percevoir : soit se laisser figer par ses silences étouffants et destructeurs, soit tenter de s’en affranchir et continuer à avancer malgré le poids insondable d’une généalogie encombrante, et qui nous rappelle plus souvent notre peur qu’une quelconque leçon de vie. On comprend au final, non sans un trouble mêlé d’effroi et de compassion, que derrière cette histoire aussi douloureuse que romanesque, on n’a d’autre choix que de poser le plus urgent, le plus beau des paradoxes sur notre capacité commune à espérer, envers et contre notre penchant à toujours reproduire les mêmes erreurs du passé.
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