Sophie Braganti, L’homme de Skrida, Esperluète Éditions, 14/02/2025, 96 pages, 18 €

Imaginez des os, reposant « Dans un cube de verre de cinquante centimètres cubes, éclairé par une rampe de lampes LED », qui se mettent soudain à conter leur histoire. Tel est le pacte spectral que Sophie Braganti noue avec son lecteur dans L’homme de Skrida. Du cœur d’une Islande du XVe siècle, âpre et mystique, émerge la voix ténue de Thor, tiré de l’oubli par une « elle » contemporaine, figure de l’archéologue-écrivain qui ausculte les strates du temps. Avec une singularité formelle saisissante, Sophie Braganti exhume un destin et orchestre une polyphonie intime où le souffle spectral réinvestit les silences de l’histoire. Il ne s’agit point ici d’une restitution servile, mais d’une véritable archéologie sensible, où le verbe, précis comme une sonde et vibrant comme une corde, explore les béances de la mémoire pour redonner une présence vibrante aux échos des disparus.
Dialogue spectral : le "Je" réincarné
La fiction s’amorce sur une confession posthume, celle de Thor, l’homme de Skrida, dont la voix émane d’un présent muséal avec ce cube de verre. Il est le témoin fragmentaire, l’un des “295 corps. Sans nom.”, dont la présence matérielle – les ossements – sert de portail vers une Islande révolue. Sa parole, cependant, ne surgit pas ex nihilo. Elle est convoquée, recueillie par une “elle“, figure composite de l’archéologue et de l’écrivaine – double transparent de l’auteure elle-même. Cette dernière n’est pas une réceptrice passive : elle incarne la tension créatrice entre la rigueur scientifique de la fouille et l’intuition poétique de l’écriture, catalysant le récit spectral, le “palimpseste mémoriel”. La voix de Thor, reconstituée, réinventée, devient un vecteur pour explorer les profondeurs d’une existence engloutie, une incarnation sensible des strates du passé.
La syntaxe éclatée du souvenir
La poétique de Sophie Braganti est une exploration formelle, une syntaxe délibérément éclatée qui épouse les contours du morcellement mémoriel et le souffle intermittent du spectre. Les phrases courtes, souvent nominales (“Vitrines. Des hommes, des femmes, des enfants.”), les ruptures syntaxiques, l’économie verbale, tout concourt à créer une oralité spectrale, un murmure venu d’outre-tombe qui progresse par touches, par fragments, comme si la mémoire elle-même luttait pour se reconstituer. Ce style expérimental est moins une affectation qu’une nécessité intrinsèque du projet : donner à entendre la précarité de la trace, la difficulté de dire l’au-delà, la texture même du souvenir ressurgi. L’écriture devient un sismographe de l’absence, enregistrant les vibrations les plus ténues d’une conscience défunte.
Austurland : entre panorama mystique et austérité
L’Islande du XVe-XVIe siècle se révèle, sous la plume de Braganti comme une entité vivante, presque mythologique. C’est “le pays sans volets“, un univers de “noires montagnes abruptes et saillantes aux eaux effilochées ou furieuses“. Le monastère augustinien de Skriðuklaustur, épicentre du récit, devient le microcosme d’une époque marquée par l’isolement, la rudesse climatique, la peste omniprésente, et les tensions religieuses sourdes entre un catholicisme finissant et l’avancée du protestantisme. Les rites paysans, le rapport sensoriel à la terre, la croyance aux trolls, aux elfes, au monstre du Lagarfljót (“Le serpent un gigantesque monstre. Mangeur d’hommes.”), tissent une réalité où le surnaturel est une composante du quotidien. L’auteure elle-même prévient : “Je ne cherche pas de vérité historique […] Des éléments documentaires et d’archives ainsi que des propos recueillis ont nourri une fiction“, soulignant la part de réappropriation poétique de ces “topos”.
La chair des os : pathologies historiques et humanité retrouvée
L’entreprise archéologique, source première du récit, est ici transposée littérairement. Les “commentaires du pathologiste” sur Thor – “Beaucoup de maladies dues à la syphilis. Osseuse et / ou myélite étendue. Début d’arthrite. Fémur cassé.” – ou sur l’homme du puits ne sont pas de simples constats cliniques. Ils sont les stigmates d’une histoire corporelle, les traces indélébiles des souffrances et des conditions de vie d’une époque. La fiction, en s’emparant de ces fragments osseux, ne cherche pas à figer, mais à redonner une densité humaine à ces vestiges. La description minutieuse des maladies devient le terreau d’une empathie profonde, permettant au lecteur d’appréhender la vulnérabilité de ces existences face aux fléaux et à l’adversité.
Eva, ou la vulnérabilité fructifère
Dans cet univers austère, la figure d’Eva rayonne d’une lumière particulière. Elle est l’incarnation d’une résilience féminine face à l’indicible : le viol, la perte de ses enfants jumeaux, Gudrun et Ava, “Contre l’église. Dans le cimetière.” Sa connaissance intime des “simples”, ces herbes médicinales, (“Une véritable connivence avec les plantes médicinales faisait d’elle une experte.”) est plus qu’un savoir empirique ; c’est une forme de communion avec le monde, une parole reconquise par le soin et l’attention portée au vivant. Sa relation avec Thor, tissée de gestes partagés, de silences complices et d’un érotisme pudique lors de cette “nuit des peaux“, transcende l’isolement et ouvre une brèche d’humanité et d’espoir au sein du monastère. C’est une rencontre où l’intime devient un refuge, avant que la maladie ne vienne tout emporter.
La trace écrite : apprentissage, filiation et identité posthume
La quête de Thor, y compris dans sa narration posthume, est indissociable d’un apprentissage du langage et de la transmission. Sous la tutelle bienveillante du frère Askur, figure paternelle de substitution, il s’initie “aux lettres dans les abysses du savoir et de la connaissance“. Cette appropriation des mots, jusqu’à l’enluminure d’un T majuscule. Un T comme une croix sans tête. “La croix de Tau lui dit le frère.”, est une conquête, une manière d’inscrire sa trace dans le temps. Le thème de la filiation, complexe et plurielle (avec son père biologique, avec Askur, avec la figure de l’écrivaine qui lui donne voix), structure le récit. L’héritage n’est pas seulement matériel (la pierre-boussole) mais aussi spirituel et affectif, questionnant ce qui demeure de nous lorsque le corps n’est plus.
Le cycle implacable et la résignation
Si la fiction de Sophie Braganti offre une “sépulture de mots“, une forme de réenchantement de la trace, elle n’occulte pas la désespérance face au caractère cyclique et implacable de la souffrance et de la mort. Le récit de Thor s’achève sur la conscience aiguë de sa propre déchéance physique, écho terrible des pathologies exhumées : “Enfin une année passa et mon corps recouvert de pustules ne pouvait plus se lever […] Eva me soignait mais rien ne faisait reculer la maladie, rien ne l’apaisait. Je suis mort à mon tour.” Cette lucidité crue, loin de tout pouvoir consolateur immédiat pour le personnage, souligne la fragilité de l’existence. Le temps nordique, avec ses jours-nuits étirés, ses saisons tranchées, amplifie ce sentiment d’être pris dans une roue inéluctable, où la lumière et les ténèbres se succèdent sans fin, modelant les destins.
L’homme de Skrida se révèle être une méditation littéraire exigeante sur la mémoire, la perte, et la tentative humaine, toujours recommencée, de donner sens aux fragments du passé. Sophie Braganti, par la force d’une langue épurée et pourtant profondément incarnée, nous livre une œuvre qui, tout en sondant les abîmes du néant, affirme la pérennité obstinée de la trace et la puissance du verbe à lui conférer une présence, fût-elle celle, immatérielle, d’une voix arrachée à l’oubli. L’expérience est moins celle d’une consolation apaisante que d’une confrontation avec la substance même de ce qui reste lorsque tout semble avoir disparu.

Chroniqueuse : Valérie Lounas
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