Pour son premier roman, Céline Laurens entraîne son lecteur dans un pèlerinage gitan à Lourdes ; « Là où la caravane passe » est un beau récit mêlant modernité et traditions ancestrales.
Comme chaque année au 15 août, la cité mariale de Lourdes accueille les gitans venus en pèlerinage ; deux mondes se côtoient, s’observent, se frôlent, s’affrontant parfois, la sédentarité et le nomadisme. Les conflits naissent avec les conséquences dont l’actualité nous inonde à travers des faits divers : vols à l’étalage, escroqueries, déscolarisation.
À travers le regard du jeune narrateur gitan, nous est présentée une série de portraits : personnages pittoresques aux prénoms originaux, bohèmes rêveurs, écorchés vifs proches de la folie ; un cadre étrange, mais qui n’est pas sans rappeler notre société avec ses marginaux et ses boucs émissaires. Les légendes effrayantes, les coutumes misogynes, les signes ésotériques et la magie, nous immergent dans un univers séculaire sur lequel le temps semble ne pas avoir de prise. Parallèlement, nous sommes peu à peu plongés dans l’ambiance mercantile de Lourdes avec ses excès et ses incongruités, mais ce lieu renferme au-delà des superstitions, un caractère sacré favorable aux exaltations. L’auteur n’est pas dupe des associations pourvues de bonnes intentions dont l’empathie alterne avec la méfiance, guidé par les ambitions politiques. Certains personnages font le lien : qui sont la sage Dora, la gentille Sido, l’aveugle Arturo, ou la belle Annabelle dont le narrateur tombe amoureux ? La frontière entre ces deux mondes est ténue : c’est au café, au bureau de tabac, à la grotte, mais aussi dans une librairie qu’ils se rencontrent, allant jusqu’à partager les plaisirs de l’écriture. En effet, les itinérants possèdent un fond de savoir et de connaissances éclectiques basés sur les réminiscences scolaires. Eux aussi lisent, eux aussi écrivent, eux aussi font preuve d’esprit philosophique.
L’originalité de l’auteur consiste à nous décrire ce face-à-face du point de vue gitan, au moment où un étranger s’immisce dans le clan. Cette année ne sera donc pas comme les autres : dès le début du récit, son arrivée produit une tension qui conduira à la catastrophe. Le tragique pointe son nez. Qui est cet autre, cet inconnu ? Se situe-t-il à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe ? Agit-il pour le bien commun ou pour le mal ? S’il a toutes les apparences d’un ange avec ses doux yeux bleus, son costume noir fait penser au diable, « celui qui divise et crée les fractures ». Mais en y réfléchissant, chaque gitan se situe lui-même à la marge de son propre clan, ce qui inquiète les autres membres ; l’étranger ne fait que révéler à chacun qui il est vraiment, et le malheur vient peut-être de la « famille » dans son ensemble.
Ainsi, la dichotomie est moins celle qui oppose les « payos » aux citadins, les « gadgi » aux filles non-gitanes que celle qui divise le clan lui-même, partagé entre obéissance et rébellion. Si le gitan incarne l’idée que l’on se fait d’une vie libre, à l’encontre des conventions, l’auteur a le mérite d’éviter le discours démagogique pour poser les vraies questions : quelle est cette liberté qui, loin de donner des ailes, enferme ses adeptes dans de nouvelles prisons, la plus ravageuse étant celle de l’itinérance ? Obligés de se déplacer des terrains municipaux, de s’adapter sans cesse à de nouveaux horizons, de se faire accepter là où ils débarquent, la liberté de se mouvoir à un prix fort pour leurs enfants : les moqueries, le rejet, l’agressivité permanente. Ce sont ces contradictions que l’étranger révèle, remettant en cause le mode de vie et les certitudes qui fondent la fameuse culture gitane.
Il arrive d’ailleurs que certains fuient leur clan par amour, ou parce qu’ils se sentent rejetés par les leurs à cause d’une marque de naissance, d’une originalité, d’un refus de mimétisme avec le groupe. La remise en question de l’intérieur du clan par le jeune Livio constitue un moment clé du roman et aussi un morceau de bravoure : « Regardez-vous ! » lui a dit l’étranger. Par ce doigt accusateur, il l’amène à démystifier sa famille jusqu’à le pousser à l’outrage. Tel Lucifer porteur de la lumière et de la connaissance à double tranchant, ou comme le photographe qui scrute l’instant magique, « il s’agit de saisir le moment de basculement où l’autre se montre tel qu’il est dans sa vérité la plus sordide ». L’étranger influence l’autre et l’oblige à réaliser « ses potentialités », l’irrémédiable, le crime sacrificiel.
L’innocence est incarnée par Sara, la femme enfant. Sa beauté et son talent apportent au clan son unité et l’idée qu’il est dans le bien. Symbole d’une revanche, sa danse fédère en même temps qu’elle suscite de vraies jalousies ; c’est pourquoi l’étranger lui remet un ruban bleu, signe de son destin…
Un beau roman écrit dans un style chatoyant et truculent qui nous dépayse, tout en nous renvoyant à nos propres limites dans un souffle plein de poésie et d’espoir de réconciliation.
Marie-José DESCAIRE
articles@marenostrum.pm
Laurens, Céline, « Là où la caravane passe », Albin Michel, « Romans français », 18/08/2021, 1 vol. (254 p.), 17,90 €
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