Gilles Paris, La Palestine est-elle encore possible ?, Éditions de l’Aube / Le Monde, 12/09/25, 264 pages, 18 €
Hier, la France reconnaissait l’État palestinien. Netanyahou fulmine. Washington menace. Mais la vraie question n’est plus celle que pose Gilles Paris dans son anthologie. Car pendant que le monde débat de la Palestine possible, Israël se mue en Sparte du XXIe siècle : société militarisée jusqu’à l’os, mobilisation perpétuelle, culte de la force brute. Les universitaires se taisent. L’opposition capitule. La Cour suprême vacille. Sept cent mille colons armés quadrillent la Cisjordanie. Gaza n’existe plus. Alors renversons l’interrogation : est-ce l’État démocratique d’Israël qui devient impossible ? Cette anthologie du Monde documente moins la fin de la Palestine que la métamorphose israélienne – quand détruire l’autre finit par vous détruire vous-même. Vingt-trois voix explorent cette spirale où deux impossibilités s’enlacent dans une étreinte mortelle. Un livre nécessaire pour comprendre les enjeux d’une guerre coloniale sans fin.
L'histoire immédiate comme tragédie documentée
Dix-huit mois après l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, alors que Gaza gît sous les décombres et que la Cisjordanie se fragmente sous l’extension coloniale, Gilles Paris orchestre dans La Palestine est-elle encore possible ? une polyphonie journalistique qui transforme l’actualité brûlante en matériau historique. Cette anthologie du Monde, enrichie d’une introduction analytique magistrale et d’une chronologie serrée (1947-2025), déploie une architecture éditoriale singulière : elle fait dialoguer l’intime et la géopolitique, le témoignage incarné et l’analyse stratégique, construisant ainsi ce qu’Hannah Arendt appelait « l’espace d’apparition » où le politique advient par la pluralité des voix.
L’introduction de Gilles Paris, « L’enjeu de Gaza », pose d’emblée les coordonnées d’une impasse historique : « Deux ans après l’attaque terroriste du Hamas, les autorités israéliennes restent incapables de concevoir une solution pour “le jour d’après” ». Cette incapacité structure tout l’ouvrage, qui explore méthodiquement les dimensions d’un effondrement politique masqué par les victoires militaires israéliennes. Car voici le paradoxe central que Paris identifie : « Israël gagne désormais toutes ses guerres sans pouvoir pour autant imposer la paix ».
Architecture polyphonique et montage des temporalités
L’ouvrage articule quatre mouvements distincts qui composent une symphonie documentaire : « Deux peuples prisonniers du conflit », « L’enjeu de Gaza », « Impasses politiques », « La guerre comme seul horizon ». Cette progression thématique organise vingt-trois contributions – reportages immersifs, enquêtes fouillées, tribunes d’intellectuels, entretiens philosophiques – selon une logique de montage qui fait résonner les échelles du drame. Les portraits croisés des familles Redwan et Weissmann, rescapées des massacres pour des raisons opposées, ouvrent le recueil par une plongée dans les chairs meurtries : Reem Redwan à Ramallah, séparée de Gaza où « mon téléphone est devenu un cimetière », et Yaakov Weissmann, revenu cultiver à Net
Ce dispositif narratif excelle dans l’alternance des registres. Annick Cojean et Clothilde Mraffko déploient une écriture sensible qui capte les détails révélateurs – les qatayef préparés par Reem pendant le ramadan, le mur de mosaïques proclamant « le chemin de la Paix » désormais ironique à Netiv Haasara. Raphaëlle Rérolle reconstitue avec précision clinique l’impréparation militaire israélienne du 7-Octobre à travers le combat d’Eyal Eshel, père d’une guetteuse tuée à Nahal Oz. Samuel Forey cartographie l’appropriation territoriale israélienne de Gaza par zones tampons et corridors. Isabelle Mandraud analyse la galvanisation des colons sous Trump. Luc Bronner dissèque la tétanisation des universitaires israéliens face à la dérive illibérale.
La guerre des langages et l'érosion du dicible
L’anthologie révèle une bataille sémantique où chaque terme charrie une vision du monde. Les colons israéliens rencontrés par Mandraud imposent leur lexique : « On ne dit pas “Cisjordanie”, mais “Judée-Samarie”, pas “colonies”, mais “implantations” ». Cette guerre linguistique traverse tout l’ouvrage, particulièrement dans le débat sur la qualification de « génocide » qu’explorent Vincent Duclert et Amos Goldberg dans des textes en tension productive. Duclert argue que « la focalisation sur l’occurrence d’un génocide […] est contre-productive », proposant de mobiliser les catégories de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Amos Goldberg rétorque que « Gaza n’existe plus » et que cette destruction totale configure précisément un génocide.
Cette polémique juridico-morale trouve son prolongement littéraire dans les contributions de Dror Mishani et Jean Hatzfeld. L’écrivain israélien Mishani diagnostique une société « obsédée par la vengeance » où les Palestiniens ont cessé d’exister dans l’esprit israélien. Jean Hatzfeld, fort de son expérience rwandaise, discerne à Gaza « les prémices d’un génocide » et lance cette formule glaçante : « En détruisant Gaza, Israël détruit le judaïsme ».
Cartographie des impuissances croisées
L’ouvrage documente les défaillances structurelles de tous les acteurs. L’Autorité palestinienne apparaît comme une « municipalité » vidée de substance politique, selon l’expression du politologue Khalil Shaheen. L’opposition israélienne se révèle « démunie face à Netanyahou », incapable d’articuler une alternative au récit sécuritaire dominant. Les universités israéliennes, jadis bastions du libéralisme, subissent les attaques du pouvoir tout en censurant les voix dissidentes internes. La communauté internationale oscille entre déclarations rituelles sur la solution à deux États et acceptation tacite des faits accomplis.
La chronologie finale (1947-2025) établie par Gilles Paris fonctionne comme une radiographie de l’accumulation des occasions manquées et des franchissements irréversibles. Du plan de partage onusien de 1947 aux 700 000 colons israéliens de 2025 en Cisjordanie, cette ligne temporelle documente l’érosion méthodique de l’espace physique et politique palestinien. Le 29 mai 2025, dernière date consignée, Israël annonce vingt-deux nouvelles colonies : l’histoire continue de s’écrire dans la pierre, le béton et le sang.
Le paradoxe de la puissance et l'horizon confédéral
L’historien Omer Bartov formule le diagnostic stratégique central : Israël doit comprendre que « son pouvoir a des limites ». Cette limite de la force militaire traverse l’ensemble des analyses. Samy Cohen démonte les illusions des partisans d’une paix imposée, rappelant qu’une évacuation des territoires nécessiterait d’affronter « 700 000 colons armés ». Denis Charbit théorise l’impossibilité israélienne d’accéder à la « normalité » étatique, coincée entre l’occupation perpétuelle et le refus de reconnaître les droits palestiniens.
Le collectif de chercheurs et diplomates emmené par Michel Duclos identifie l’émergence d’une « idéologie suprémaciste » israélienne qui menace l’ordre international lui-même. Cette dérive, amplifiée par le soutien trumpien au projet de « Riviera » gazaouie, configure ce que les auteurs qualifient de précédent dangereux pour d’autres contextes géopolitiques.
L'archive du présent catastrophique
La Palestine est-elle encore possible ? compose bien davantage qu’un recueil journalistique : elle constitue l’archive immédiate d’un basculement historique. Par sa construction polyphonique, l’ouvrage restitue la complexité irréductible d’un conflit où chaque camp se vit comme victime absolue tout en infligeant à l’autre des souffrances incommensurables. La force du livre réside dans sa capacité à tenir ensemble les récits intimes des familles brisées et les analyses géopolitiques les plus sophistiquées, produisant ainsi ce que Walter Benjamin appelait une « constellation » où le particulier illumine l’universel.
Pour le lecteur citoyen, étudiant ou décideur, cette anthologie offre les coordonnées intellectuelles et émotionnelles permettant de penser l’impensable : l’évanouissement progressif, mais peut-être irréversible de la solution à deux États, au profit d’un apartheid de facto que même ses architectes peinent à nommer. L’introduction de Gilles Paris et la chronologie finale encadrent magistralement cette descente dans les possibles perdus, transformant le journalisme en œuvre de vigilance historique. Car documenter minutieusement la catastrophe en cours constitue peut-être l’ultime forme de résistance à l’effacement programmé – celui de Gaza sous les bombes, celui de la Palestine dans les cartes, celui de l’espoir dans les consciences.

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