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Passer des journées entières à lire, est-ce là manifester une grande paresse ? Une rassurante comparaison me vient spontanément à l’esprit. Ne vaut-il pas mieux, enfoncé dans un confortable fauteuil, passer ses journées à lire qu’à avaler, sans faim, des séries sans fin vautré sur le canapé ? Il y a une telle dépréciation de la paresse ou, pour le dire autrement, de l’inactivité, que tous les moyens sont bons pour se réconforter. Même les analogies les moins honnêtes. Peut-être que la lecture est une activité paresseuse, mais elle l’est moins qu’autre chose. Je savoure l’oxymore “activité paresseuse”… On pourrait être actif et paresseux ? Une paresse active donc. “Et si la paresse n’existait pas ? Si elle n’était qu’un concept inventé pour faire peur aux esprits indisciplinés et retors ? […] Être traité de paresseux, la honte !” (p. 55) note justement la narratrice dans La posture du pêcheur.
La paresse ne cesse dans ce récit d’interpeller Lise, sans emploi depuis quelque temps. Oh, la paresse des autres, bien sûr ! Il y a d’abord cet inconnu sur un quai qui, manquant la poubelle, ne songe pas à ramasser son papier. Agacée, Lise finit par ramasser le déchet… et rater son tramway. Elle ne peut souscrire au jugement hâtif de son amie Karen, à qui elle raconte l’anecdote, pour qui “les mecs sont juste de gros paresseux !” (p. 19). Celle-ci s’inquiète davantage pour son fils, Pacôme, licencié en géographie. “Ne pas travailler, c’était être… paresseux – donc fautif” (p. 27). Comme Pacôme. Comme Lise.
De discussions avec Karen en procrastinations plus ou moins assumées, la réflexion de Lise se prolonge, s’affine. Incapable d’installer elle-même une nouvelle lampe, depuis un an qu’elle l’a achetée, elle sollicite en vain l’aide d’un voisin tandis qu’elle s’efforce d’aider Pacôme à “se trouver”. Comprendre : à trouver un emploi. Elle relève quelques-unes des contradictions collectives qui entourent la paresse. Dans une société où l’activité est la règle, ne rien faire permet de se soustraire à l’injonction du groupe majoritaire. Le paresseux est rejeté, puisqu’il donne “l’impression de faire le malin en ne se conformant pas aux mêmes obligations que les autres.” : “Dans ce contexte, le travail s’apparentait à une corvée et la paresse, au seul moyen de s’y soustraire”. (p. 55).
Dans un même geste, il semble à la fois maudit et bénit par Yahvé. Or, la langue française semble frappée elle aussi de cette double injonction contradictoire (double bind en anglais). Des locutions populaires semblent ainsi célébrer le “rien faire”, comme : “se la couler douce, prendre la vie comme elle vient, ne pas se casser la tête… Autant d’expressions qui incitaient à lézarder cependant que la paresse conservait sa mauvaise réputation. À croire qu’elle était contagieuse, exploitant, pour se propager, un penchant naturel des êtres humains qui, s’il n’était pas fermement combattu, les corrompraient et les gâteraient jusqu’à causer leur perte” (p. 61).
Les Romains, au contraire, valorisaient ce temps libre appelé otium, consacré à la méditation ou aux activités studieuses. L’otium s’opposait au negotium, le temps des affaires, qui a donné notre “négoce”. Difficile de ne pas considérer que certains états de farniente ne sont pas actifs. J’ai tendance à penser – et les lecteurs que vous êtes en conviendront certainement – que la lecture est, contre les apparences, de tous les loisirs un des plus actifs.
Un des talents de Céline Curiol réside dans l’art de la parabole. Le récit fictif n’est ni didactique ni injonctif. Les tergiversations de Lise nous montrent notre propre paresse, celle que nous ne voyons pas, quand nous la déplorons chez les autres. “Lise en venait à la conclusion que la paresse n’était pas tant répugnance au travail qu’oubli de soi… “. Il y aurait donc des paresses négatives, le “laisser-aller” et d’autres productives : celles nécessaires à la création, celles qui précèdent l’action. Pendant les récents confinements, nous avons tous constaté l’effort que pouvait prendre des gestes simples, se vêtir, se coiffer ; autant de marques d’oubli de soi. En même temps, la lecture a connu l’année dernière un regain d’intérêt et un tsunami de vidéos créatives a submergé nos écrans. Ce serait là, la bonne paresse.
Tout est une question de mesure. Encore faut-il la trouver. La fin énigmatique ou suggestive de “La posture du pécheur” ne cessera de travailler le lecteur.

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Curiol, Céline, “Les sept péchés capitaux La paresse : la posture du pêcheur”, Le Cerf, “Les sept péchés capitaux”, 04/02/2021, 1 vol. (125 p.), 12,00€

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