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Claire Miot, Le Débarquement de Provence, Août 1944, Passés Composés – Ministère des Armées – ECPAD, 21/08/2024, 175 pages, 25€.

Dans le grand livre de la Seconde Guerre mondiale, le débarquement de Normandie éclipse, par son ampleur et son retentissement médiatique, un autre assaut tout aussi crucial : celui de Provence. À travers l’étude Le Débarquement de Provence, Août 1944, coédité avec le ministère des Armées, cet épisode militaire refait surface, redonnant corps à une mémoire longtemps marginalisée. L’opération Anvil-Dragoon, lancée le 15 août 1944, ne fut pourtant ni secondaire ni anecdotique. Elle permit une progression rapide vers la vallée du Rhône, força la retraite allemande et accéléra l’affranchissement du territoire national.
Pourquoi alors ce relatif oubli ? L’autrice Claire Miot propose plusieurs pistes : d’une part, le débarquement de Provence, tardif et moins spectaculaire que celui de Normandie, souffre d’une perception erronée quant à son impact sur le déroulement du conflit. D’autre part, l’imaginaire collectif, sculpté par la mythologie visuelle hollywoodienne, n’a retenu que les plages normandes, délaissant les rivages méditerranéens, pourtant cruciaux dans la dynamique de libération. L’essai s’attache à rectifier cette perspective en réinscrivant Anvil-Dragoon dans la stratégie alliée globale.

Les acteurs oubliés de la Libération

Si l’Opération Overlord fut une entreprise majoritairement anglo-américaine, Anvil-Dragoon vit une présence prépondérante des troupes françaises et coloniales. Ce sont les divisions de l’armée B, composées en grande partie de soldats africains et maghrébins, qui affrontèrent les défenses allemandes et s’illustrèrent dans la reconquête du territoire.
L’analyse met en lumière ces combattants longtemps invisibilisés par l’Histoire officielle. Claire Miot souligne avec justesse le rôle des goumiers marocains et des tirailleurs sénégalais dans la réduction des poches de résistance ennemies à Toulon et Marseille. Pourtant, à la Libération, ces héros de l’ombre furent écartés des honneurs, souvent démobilisés ou même « blanchis » par un remplacement progressif par des unités françaises européennes. Cette mise à l’écart révèle une fracture profonde dans la construction mémorielle de la France contemporaine.
L’armée hétérogène qui débarqua en Provence était aussi marquée par la coexistence, parfois tendue, entre ex-Français libres et anciens vichystes ralliés à la cause alliée. La nécessité de forger une unité nationale sur le champ de bataille se heurta aux différences d’expériences et de convictions. Claire Miot dissèque avec précision ces tensions internes et l’ambiguïté d’une armée en mutation. Elle met en évidence les difficultés du commandement français à intégrer ces forces disparates sous une même bannière, une problématique centrale du livre.
L’opus ne se contente pas de dresser un tableau des unités engagées, il analyse également les dilemmes auxquels furent confrontés ces soldats issus de parcours si différents. Si certains anciens soldats de Vichy rejoignirent la lutte avec ferveur, d’autres le firent avec une certaine retenue, contraints par les circonstances. À cela s’ajoutent les soldats issus des colonies, engagés dans un conflit où ils se battaient pour une nation qui, dans bien des cas, ne leur accordait pas la pleine citoyenneté. Ce paradoxe, souvent occulté, est ici mis en avant avec force et nuance.

Au-delà du simple affrontement militaire, la complexité des identités se révèle. L’engagement des tirailleurs et goumiers ne fut pas seulement une participation militaire, mais aussi un enjeu de reconnaissance et d’appartenance. Les relations entre soldats métropolitains et troupes coloniales, marquées par des inégalités et une certaine condescendance, furent pourtant cruciales dans la dynamique de la libération du territoire. L’écrit de Claire Miot souligne combien cette expérience fut fondatrice pour ces combattants, leur donnant une légitimité dans le combat pour la reconnaissance de leurs droits après-guerre.
Enfin, l’analyse explore la manière dont ces tensions et interactions influencèrent la reconstruction de la mémoire collective. Il met en lumière le fait que la Libération, tout en marquant une victoire contre l’occupant, fut également un moment de fractures internes où la France dut réconcilier des groupes ayant combattu ensemble, tout en portant en eux des expériences divergentes du conflit.

La mémoire fragmentée d’un événement fondateur

L’historiographie du débarquement de Provence s’est longtemps heurtée à un mutisme institutionnel. Le récit national, dominé par la grandeur gaullienne et le souvenir de la Normandie, a minimisé le rôle des soldats colonisés. Ce n’est qu’à partir des années 2000, avec des initiatives mémorielles et cinématographiques (Indigènes de Rachid Bouchareb en 2006), que la France a amorcé une relecture de cet épisode.

L’œuvre documente avec minutie la lente reconnaissance de ces combattants. La cérémonie du 70e anniversaire du débarquement, en 2014, marqua un tournant, où François Hollande reconnut la « dette de sang » de la France envers ses anciennes colonies. Cette déclaration, bien que symbolique, résonne avec le travail de Claire Miot, qui exhume les silences et les non-dits du passé. L’écrit met cependant en perspective cette reconnaissance en soulignant qu’elle a souvent été instrumentalisée par divers courants politiques, un aspect qui aurait pu être davantage exploré dans la chronique initiale.
Mais la mémoire du débarquement de Provence est aussi tiraillée par les tensions post-coloniales. L’instrumentalisation politique du souvenir de la 1re armée française par certains cercles nostalgiques de l’Empire a brouillé la perception de ces événements. L’autrice décrypte avec finesse ces manipulations mémorielles et leurs répercussions dans le débat contemporain. Elle analyse comment les commémorations ont évolué au fil des décennies, oscillant entre oubli, récupération et réhabilitation tardive.
L’essai met en exergue la façon dont ces débats mémoriels ont été façonnés par les contextes politiques successifs, où l’histoire du débarquement a parfois servi d’outil politique. Par exemple, alors que les années 1950 et 1960 voient un effort de construction d’un récit national unifié autour du général de Gaulle, la question des combattants coloniaux est peu évoquée, voire délibérément laissée dans l’ombre. Ce n’est qu’avec la fin du XXe siècle et les revendications croissantes des descendants de ces soldats que cette mémoire a commencé à émerger plus franchement.
De plus, l’analyse explore le rôle des médias et de la culture populaire dans l’évolution de cette mémoire collective. La sortie de films et de documentaires, ainsi que les nouvelles recherches académiques, ont permis d’apporter un éclairage plus complet sur cet épisode. Pourtant, même aujourd’hui, certaines polémiques subsistent, notamment sur la place des combattants africains dans les cérémonies officielles et leur reconnaissance dans les programmes scolaires.

Claire Miot met aussi en évidence la diversité des expériences vécues par ces soldats, qui ne peuvent être réduites à un simple oubli institutionnel. Certains ont trouvé une reconnaissance locale ou dans leurs pays d’origine, tandis que d’autres sont restés dans l’anonymat. Le traité montre que la mémoire du débarquement de Provence reste un chantier ouvert, toujours en construction, où les enjeux identitaires et politiques continuent de jouer un rôle majeur.

Les tensions entre les Alliés et l'armée française

Un autre point central du livre est la relation complexe entre les Alliés et l’armée française. Si le commandement restait américain, le général de Gaulle et ses officiers durent batailler pour imposer l’armée française comme un acteur de premier plan dans la libération du territoire. L’analyse de Claire Miot insiste sur les tensions entre le général de Lattre de Tassigny et le commandement allié, notamment le général Patch. La reconnaissance de l’armée française comme force autonome fut une lutte diplomatique autant que militaire. L’étude détaille comment ces tensions se manifestèrent dans la coordination des opérations et dans les débats au sein des hautes sphères militaires. Si les Américains ne voyaient pas d’un bon œil l’affirmation de la souveraineté militaire française, de Gaulle et ses partisans insistaient pour que l’armée française prenne une part active, non seulement dans la Libération, mais aussi dans les futures négociations internationales. Cette rivalité stratégique ne fut pas seulement militaire, elle eut aussi des implications politiques à long terme, notamment dans la façon dont la France s’est positionnée après-guerre sur la scène internationale.
L’ouvrage illustre également comment la participation française fut souvent minimisée dans les comptes rendus alliés de l’époque, une situation que de Gaulle tenta de corriger en mettant en scène la contribution de l’armée française lors des cérémonies officielles. En plus des discours et des représentations publiques, la construction d’une mémoire officielle du débarquement de Provence devint un enjeu national. Cette volonté de s’imposer sur la scène internationale se joua autant sur les champs de bataille que dans les sphères diplomatiques, donnant une autre dimension à l’épisode du débarquement de Provence. Cela témoigne du double combat mené par de Gaulle : d’une part la bataille militaire sur le sol français, et d’autre part une lutte politique pour l’affirmation de la France dans l’après-guerre.

Une relecture nécessaire

Le Débarquement de Provence, Août 1944 n’est pas qu’un essai historique : il est un outil de réhabilitation. Son ambition est claire : redonner à cet épisode sa juste place dans le roman national. Par un style fluide et des témoignages inédits, Claire Miot parvient à restituer toute l’ampleur de cette opération et des enjeux qui l’entourent. L’étude est également servie par une iconographie exceptionnelle, qui enrichit le récit et offre une plongée visuelle immersive dans cet épisode méconnu de la Libération.

Dans une époque où les questions mémorielles revêtent une importance politique croissante, cet essai rappelle que l’histoire n’est jamais figée, mais en perpétuelle redéfinition. En mettant en lumière les complexités stratégiques, humaines et politiques de cette opération, Claire Miot offre le livre de référence, ainsi qu’un regard nuancé et approfondi sur un moment-clé de la Seconde Guerre mondiale, longtemps relégué aux marges du récit historique dominant.

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