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Martinez-Gros, Gabriel, La traîne des empires : impuissance et religions, Passés composé, 31/08/2022, 1 vol. 21€.

Yeshoua, fils d’ébéniste, s’est-il levé un matin, après avoir assisté au lavement des péchés qu’officiait son cousin Jean dans le Jourdain, en décidant de créer une nouvelle religion ? C’est peu probable. Jusque sur la croix, Jésus est demeuré juif. On a beau l’avoir accusé de blasphème, de ne pas être un « vrai » juif, Jésus ne viola aucune loi hébraïque, ou s’il le fit, ce fut avec raison, comme lorsqu’il cueillit des épis de blé afin de se nourrir le jour du shabbat. Le prophète n’affirma jamais être le messie. Selon lui, il n’est que « le fils de l’homme », mais tout fidèle n’est-il pas – lui aussi – le fils de l’homme ? L’Église n’est pas née avec Jésus. Il faut attendre Paul de Tarse pour que la secte chrétienne ne devienne prosélyte et – peu à peu – se structure. De la même manière, nous ne possédons aucune preuve que Mahomet, a contrario de Jésus un véritable guide, avait à l’esprit de créer une nouvelle religion après la révélation de l’ange Gabriel dans la grotte de Hira ; le même ange Gabriel qui avait annoncé à Marie sa grossesse, et était apparu au prophète Daniel pour lui énoncer la prophétie des 70 semaines. L’islam, qui signifie « être soumis », n’est – dans ses premières heures – qu’un retour à la religion d’Abraham, le premier croyant. Le prophète délivre le même message qui avait été révélé aux précédents prophètes, mais qui avait plus tard été corrompu par les masses. Pour Mahomet, l’islam n’est pas une religion abrahamique, elle est la religion d’Abraham. Elle n’a donc rien de profondément novateur. Alors, qu’est-ce qui transforma la parole de Jésus, prédicateur juif qui ne remît pas en cause la Torah, et qui, dans certains cas la renforçât, et la parole de Mahomet qui désirait un retour à la religion du premier fidèle, en de véritables empires spirituels ? L’empire, c’est justement le mot.

[La religion] n’est pas née du succès, mais de l’échec et de la marginalité. L’histoire est une usure du mythe, dont elle fait craquer les coutures trop étroites et dont elle s’échappe.

Gabriel Martinez-Gros, professeur émérite d’histoire médiévale du monde musulman, affirme que l’empire crée la religion. Thèse séduisante. En se basant sur les trois religions universelles que sont le Bouddhisme, le Christianisme, et l’Islam, l’historien démontre que la religion naît en réaction à l’empire, et plus précisément en réaction à sa chute. La religion serait donc un phénomène sociologique et politique. Elle émergerait alors que la société se trouve en manque de repère et de guide. La religion remplace l’empire, assurant ses fonctions, en particulier celle de la paix, qui n’est plus qu’une simple notion politique, mais devient une véritable éthique. Plus important encore, elle le surpasse, et c’est pour cette raison qu’elle lui survit. La foi réussit là où l’empire a toujours échoué. Elle incarne l’universalisme ; réunissant bédouins et sédentaires, riches et pauvres, la campagne et la ville. Comme l’indique son étymologie « religare », la religion relit, recueille les populations après l’effondrement de l’empire, et leur promet un avenir meilleur.

Selon l’auteur, l’empire est fondé sur un modèle de croissance qui le condamne dès sa naissance. Une fois qu’il a conquis les peuples avoisinant et assit son autorité, l’état désarme les populations afin de les asservir, une faille dans laquelle s’engouffrent les ennemis qui sont aux frontières. Gabriel Martinez-Gros écrit que « l’empire n’est vulnérable que dans sa substance ». Et c’est dans cette dernière que la religion domine. Par la foi, elle conquiert et protège, elle ne nécessite pas d’armée, seulement de croyances.

La séparation de la religion d’avec l’empire, ou d’avec les pouvoirs politiques qui lui succèdent, est en effet une règle douloureuse, une sorte de mutilation. Elle repose sur un échec, celui de l’empire, et proclame une impuissance, celle de la religion… L’empire a parfois prétendu gouverner la foi. La crise iconoclaste à Byzance, la crise Mutazilite à Bagdad, la fermeture des monastères à la fin de la dynastie chinoise des Tang, mais surtout l’État moderne « laïc » en sont quelques exemples.

Le temps des monothéistes toucherait-il à sa fin ? Dans un monde où la sécularisation et la laïcité semblent devenir la norme, la religion ne répondrait-elle plus aux attentes de ses fidèles ? L’empire spirituel s’effriterait-il ? Alors que la menace du réchauffement climatique laisse entrevoir un futur apocalyptique et un effondrement de nos valeurs, il est peut-être temps de laisser place à de nouvelles formes de spiritualités. Après avoir lu le dernier ouvrage de Gabriel Martinez-Gros, qui synthétise brillamment le fonctionnement du religieux, nous sommes désormais capables de mieux appréhender combien notre empire occidental basé sur la croissance économique infinie, touche à sa fin. La traîne des empires nous permet d’envisager la religion sous un nouvel angle, de l’étudier en tant que mécanisme sociologique. Une réponse de l’humain pour l’humain face à la machinerie politique qui s’enraye et demeure impuissante, en somme comme un ultime bouclier face à l’effondrement programmé de l’occident. Avec l’écologie et l’antiracisme, une religion nouvelle est-elle en train de naître ? Après nous avoir entraînés dans son précédent ouvrage de L’autre côté des croisades, Gabriel Martinez-Gros nous conquiert et nous enchante avec une thèse aussi érudite que novatrice.

Chroniqueuse : Éliane Bedu

Chroniqueuse : Éliane Bedu

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