Les écrivains latino-américains, Alejo Carpentier et Carlos Fuentes en particulier, ont contribué à renouveler le genre du roman historique. La Mexicaine Carmen Boullosa, écrivain majeur de la littérature contemporaine, et professeur honoraire au City College de New York, mais quasi inconnue en France, ravive, dans son roman « La virgen y el violin », le souvenir de Sofonisba Anguissola, une Italienne devenue peintre officiel de la cour d’Espagne et oubliée de l’histoire. Aimée de Renzo Klotz, un jeune luthier, l’artiste choisira de privilégier sa carrière, avant d’épouser le fils du vice-roi de Sicile. Comme l’indique Carmen Boullosa dans sa postface, une énigme constitue le point de départ du roman. Deux initiales mystérieuses, sur un autoportrait de Sofonisba, lui ont permis d’imaginer ce personnage de l’amoureux éconduit, et de créer le conflit romanesque. Mais le texte ne se limite pas à l’histoire d’un amour non partagé. Il vient s’inscrire dans un mouvement plus vaste de restauration de la mémoire des femmes. Dans ce roman historique novateur, habité par la question du genre, la problématique de la mémoire soulevée par Paul Ricoeur permet de questionner la place occupée par celles-ci, qu’elles soient mythiques ou réelles, au sein du monde méditerranéen. La figure de Sofonisba et ses interrogations esthétiques viennent croiser d’autres mémoires, entre Antiquité, histoire moderne et contemporanéité, dans une Méditerranée d’abord géographique et historique, puis élargie et fantasmée, où quelques femmes d’exception circulent librement.
Étant Mexicaine, Carmen Boullosa n’a pas le regard d’une Européenne. Elle élargit l’espace dévolu aux femmes, déjà considérable dans la réalité de l’époque pour Sofonisba Anguissola. Les rencontres faites par l’héroïne la confrontent à l’immensité du monde. L’intrigue du roman excède le contexte méditerranéen. Le récit permet une extension et un décentrement économique et géopolitique vers l’Afrique et l’Amérique. La ville de Rome est présentée comme une capitale multiethnique, dont la rue, espace ouvert par excellence, permet le surgissement de ces figures étrangères, et s’apparente à un fleuve charriant des milliers de poissons d’espèces différentes. L’intérêt de ces descriptions réside moins dans une vision exotique de l’espace méditerranéen, que dans un choix idéologique consistant à subvertir notre vision des choses, par une représentation de la Rome du XVIe et XVIIe siècle, qui ne serait plus européanocentrée. C’est pourquoi la mémoire s’incarne aussi dans ce personnage de fiction, venu d’Afrique, Magdalena. Cette jeune femme, placée sous le signe de l’excès, incarne la mémoire. Elle pourrait constituer un avatar de Mnémosyne, avec laquelle elle partage certains traits, définis par la Théogonie d’Hésiode : la mère des Muses confère aux hommes des facultés sémiotiques, expressives et discursives.
Dans « l’Iliade », la mort d’Achille suscite une immortalisation par glorification : c’est aussi l’une des fonctions de Mnémosyne, qu’assume à son tour Magdalena, en chantant les hauts faits d’Askia Mohammed, le chef le plus fameux de l’histoire de l’empire songhay, dont l’apogée se situe entre 1492 (date de la découverte de l’Amérique) et 1528. Après son coup d’État en 1493, il a pris le titre d’Askia, fondé une nouvelle dynastie et régné 36 ans, avant d’être renversé par un de ses fils. Carmen Boullosa a repris le texte éponyme de Nouhou Malio, publié aux États-Unis, par Thomas Hale. Elle a sans doute emprunté aussi, pour étoffer son personnage, et nourrir le récit qu’elle fait de sa propre vie, à l’interview du même griot du 26 janvier 1981, alors qu’il était âgé de 65 ans. Le roman se centre sur le contenu héroïque et la dimension animiste du récit. En mêlant histoire européenne, récit africain et récit mexicain Carmen Boullosa convoque sa propre mémoire, qui s’enracine sur trois continents. La fonction que Magdalena revêt dans le roman s’éloigne, par divers traits, de celles traditionnellement dévolues aux griottes chez le peuple Songhay. En s’appropriant un genre spécifiquement masculin, Magdalena sort du territoire dévolu aux femmes et s’écarte aussi de la fonction de griot sur un point précis. Son but n’est pas de cautionner ou de renforcer l’idéologie dominante liant le futur jéséré aux grandes familles dont il serait le serviteur. Ainsi, Carmen Boullosa adapte un texte existant et le modifie. Elle lui confère une homogénéité narrative, en supprimant un certain nombre d’éléments, mais restitue l’hétérogénéité narrative de l’épopée originelle à l’échelle de l’ensemble de son œuvre. Le caractère multi-générique spécifique au genre épique resurgit dans le roman, qui multiplie les récits enchâssés et les narrateurs, en jouant sur une graphie différente, plus petite, pour attester la greffe énonciative.
L’épopée d’Askia Mohammed a servi à la construction d’une mémoire musulmane. Carmen Boullosa l’a supprimée, préférant mettre l’accent sur la figure de la sorcière réhabilitée au cours des années 1970 par des écrivaines et militantes féministes, qui voyaient en elle une figure de contre-pouvoir, menaçant la domination masculine et réprimée pour cette raison. « La vida de Magdalena, contada por ella misma » vient redoubler l’épopée, et apporte une dimension historique et politique. Cette dimension transhistorique du récit émerge à diverses reprises dans le roman. La question de la femme, de la magie et du désir renvoie à un courant qui a mis en évidence la notion d’écriture féminine, organique, liée au corps. L’histoire est donc vue à travers le filtre de l’imaginaire et un regard féminin, qui oriente le récit, en altère le sens, car elle se conçoit au service de la fiction. L’intérêt que Carmen Boullosa porte au métissage et à la diversité culturelle va à l’encontre des idéologies de l’ère coloniale, qui classaient les peuples de façon hiérarchique, mettaient en avant la « limpieza de sangre » et la suprématie de la foi catholique sur les « hérésies » comme le luthéranisme, et les religions étrangères.
De même, les audaces de Sofonisba en matière de représentation religieuse ne s’avèrent pas seulement formelles, mais retravaillent le sacré dans une direction que l’Église catholique aurait jugée à l’époque blasphématoire, dans les tableaux où le Christ revêt les traits de Renzo ou d’Elena, sœur de l’artiste, figuration iconoclaste imaginée par l’écrivaine, tant féminine (La Crista) qu’érotique. Magdalena se trouve mise en parallèle avec Vittoria Colonna, et représente comme elle une figure de transgression. Vittoria a été sauvée de l’Inquisition par la mort, Magdalena apparaît liée au monde des esprits. Mémoire et magie vont de pair. Son activité de conteuse demeure en relation avec la sorcellerie. Le livre oppose la magie féminine, archaïque, bénéfique, en lien avec la lune, au pacte avec le diable de Renzo : d’un côté les déesses mères, positives, de l’autre côté le principe du mal issu du monothéisme.
Le propos de Magdalena consiste à faire partager un récit oral dans un monde dominé par l’écriture depuis l’invention de l’imprimerie. Il ne s’agit pas d’exercer un contrôle social, mais de diffuser une culture aux antipodes de la culture dominante, celle d’un centre très éloigné de ce qui a été longtemps le cœur du monde occidental, jusqu’à la découverte de l’Amérique, la Méditerranée. Même si les personnages du récit s’y rejoignent, ils viennent de différents continents, et remettent en question cette centralité, portée par l’histoire, les échanges économiques et culturels. La vision de l’histoire qui s’exprime dans le roman de Carmen Boullosa, se fonde sur une documentation précise et abondante et renvoie à divers courants de pensée destinés à réhabiliter les peuples soumis, leur culture, leur religion, le genre opprimé et ses formes d’expression, jusqu’à la sorcellerie, présentée comme une alternative à une médecine occidentale longtemps confisquée par les hommes.
Le problème de la relation entre réalité et fiction intervient constamment dans les romans historiques. Celui de Carmen Boullosa, qui oscille entre représentation très documentée de la réalité historique et distorsion de l’Histoire ne fait pas exception. « La virgen y el violin » repose sur plusieurs temporalités, temps épique, temps romanesque, temps historique, celui de Sofonisba et le nôtre, qui communiquent. Ce travail sur le temps, ce va-et-vient entre réalité et fiction permettent de réorienter la question de la mémoire. Dans sa postface, Carmen Boullosa adopte la métaphore de la lumière pour souligner le rôle essentiel de la fiction, et sa suprématie sur l’histoire. Le livre renvoie à la théâtralité de la société et au spectacle de l’histoire. Les multiples interventions narratives brisent l’illusion fictionnelle. Les métaphores du théâtre, de la navigation, délivrent la vision d’une cour livrée au chaos et à la fausseté.
On n’épuise pas la richesse d’un roman baroque comme « La virgen y el violin » en quelques lignes. Le texte de Carmen Boullosa, au confluent de diverses problématiques, articule très intelligemment les questions de genre romanesque et de genre sexué. Il s’inscrit dans une vision contemporaine de l’histoire et de la mémoire, dans un courant de réhabilitation de celle-ci, qui s’attache à n’être plus européanocentrée pour explorer d’autres voies. La fantaisie baroque de l’écrivaine s’exprime de manière transhistorique, joue avec les genres, tout en posant de façon très claire la question des sexes, et en redonnant à la femme une place essentielle dans la mémoire historique comme dans la fiction.
Marion POIRSON-DECHONNE
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