Robert Redeker, L’abolition de l’âme : l’hémorragie de la philosophie, Le Cerf, 23/03/2023, 1 vol. (352 p.), 24€
Le souci de l’âme s’est éclipsé« . Par cette phrase inaugurale glaçante, le philosophe Robert Redeker ouvre son récent essai L’abolition de l’âme. Un constat implacable qui donne le ton : celui de la lente, mais inexorable disparition de la notion d’âme dans le paysage mental contemporain. Pour l’auteur, il ne s’agit pas là d’un épiphénomène anodin, mais bien d’une mutation d’ordre anthropologique affectant l’essence même de l’homme, tant l’âme fut durant des siècles consubstantielle à son être.
Armé d’une immense culture philosophique, le philosophe se fait ainsi l’urgentiste du spirituel et entreprend de disséquer les ressorts de cette dépossession ontologique frappant l’homme moderne. De Platon à Pascal, de Saint Augustin à Bernanos, de Leibniz à Malebranche, de Nietzsche à Deleuze, toutes les grandes figures tutélaires de la pensée sont tour à tour convoquées pour étayer son propos véhément. Car le diagnostic du philosophe est sans appel : derrière la disparition de l’âme se profile le spectre déshumanisant de « l’homme-machine ».
Une notion multiséculaire progressivement gommée
Robert Redeker rappelle combien la conceptualisation de l’âme innerva en profondeur l’histoire de la pensée occidentale depuis ses origines. Depuis Platon jusqu’à la philosophie moderne, elle fut érigée au statut de principe transcendant la matérialité du corps, d’étincelle divine habitant l’homme. Pour les Pères de l’Église comme Saint Augustin, l’âme était ce lieu secret du dialogue avec Dieu, la promesse d’une survie après la mort terrestre. Encore au XIXe siècle, cette notion imprégnait les mentalités les plus humbles, à l’instar du paysan dans L’Angélus de Millet.
Mais à partir du XXe siècle, ce paysage spirituel se trouva méthodiquement dévasté selon l’auteur. Plusieurs facteurs concoururent à l’éradication progressive de l’âme dans les consciences. Descartes est l’initiateur de cette amorce d’abolition :
En écrivant ses méditations, du bout de sa plume d’oie, Descartes introduit le ver dans le fruit. Il lui inocule un poison. Il manie sa plume en piqûre venimeuse. Quel ver ? Celui de la déspiritualisation de l’âme. Pensée, moi, ego, et âme, deviennent chez lui quasi synonymes. Le père de la philosophie moderne impose l’identité de la pensée, de l’ego, et de l’âme.
Puis ce seront l’essor des sciences exactes, ramenant l’esprit à de purs mécanismes neuronaux, puis le discrédit des philosophies essentialistes au profit d’un nihilisme triomphal, et enfin, la montée en puissance des idéologies matérialistes, niant toute forme de transcendance verticale, qui parachèveront le travail de Descartes.
Dans le collimateur de Robert Redeker, la philosophie contemporaine porte une lourde part de responsabilité. En sapant l’idée même d’essences éternelles, pense-t-il, Derrida et les tenants du « déconstructivisme » ont laissé le champ libre à la déferlante scientiste, parachevant le travail de sape. Leur relativisme a porté le coup de grâce à l’édifice métaphysique permettant à l’intériorité humaine de prospérer.
L'ère du numérique, fossoyeuse de l'âme
Mais par-dessus tout, l’essayiste désigne l’avènement de l’ère numérique comme le principal fossoyeur de l’âme contemporaine. Selon lui, la frénésie des réseaux sociaux, le zapping permanent entre les écrans, tuent dans l’œuf toute possibilité d’une vie intérieure digne de ce nom. L’hyperconnectivité numérique serait ontologiquement incompatible avec l’approfondissement spirituel, la contemplation, le dialogue avec soi-même.
Robert Redeker va jusqu’à diagnostiquer ni plus ni moins qu’une « abolition de l’âme » pour qualifier les effets délétères du règne numérique sur l’intériorité humaine. La dictature du flux informationnel aurait produit un homme amnésique, vidé de sa gravité ontologique, rivé à l’éphémère. Pour l’auteur, nos smartphones sont les fossoyeurs de l’âme, désormais remplacée par des individus volatiles, zombies de la technologie, et qu’il appelle avec tant de justesse, « les déglingués » :
Qu’est-ce que l’homme contemporain ? Nous savons bien que ce mot d’homme n’a plus tout à fait le même sens qu’avant le constat de la mort de l’homme ; néanmoins nous tenons à le conserver. Nous proposons une réponse : l’homme évacué d’âme. Cet homme est ce qui reste de l’homme une fois que son âme a sombré dans l’oubli, dans la nuit, ou qu’elle a été exfiltrée de l’humain. Il est l’humain auquel le système greffe une prothèse, extérieure : le mental. La domotique, l’assistance de la vie par internet, me dispensent de penser et d’agir par moi-même.
Sur fond de cette analyse désenchantée mais ô combien passionnante, l’essayiste convoque la figure tutélaire de Bernanos, chantre visionnaire du catholicisme intransigeant. Dans La France contre les robots, le romancier avait pressenti le règne des machines comme une vaste conspiration contre la vie intérieure. « Georges Bernanos voit dans la Civilisation des Machines une « lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure. » Une mise en garde prophétique qui trouve aujourd’hui sa pleine réalisation, sous la plume du philosophe. Il serait temps de relire Bernanos à l’heure de cette « intelligence artificielle » que l’on nous promet prochainement générative et surtout ces implants cérébraux dont les essais cliniques viennent d’être autorisés. Ils vont de toute évidence conduire à une déshumanisation et à une perte d’autonomie des individus s’ils se généralisent. Un constat s’impose : comment trouver un équilibre entre le progrès technologique promis par ces innovations, et la préservation de l’essence humaine ? Les enjeux éthiques doivent être discutés de manière éclairée avant une adoption à grande échelle de ces technologies de prétendue augmentation des capacités cognitives. Ce que Descartes a – certainement sans le vouloir – initié, Elon Musk le parachève.
Plaidoyer pour une renaissance spirituelle
Face à ce réquisitoire qui pourrait paraître alarmiste, Robert Redeker appelle de ses vœux à un sursaut spirituel salvateur. Réhabiliter le goût de l’intériorité loin de la frénésie technologique, réapprendre les sillons secrets de l’âme : tels sont à ses yeux les impératifs absolus si l’on veut éviter une complète déshumanisation. Pour l’auteur, le salut passe d’abord par un retour à des pratiques délaissées, comme la lecture patiente, la marche atemporelle ou le silence fécond. Autant d’espaces propices à la renaissance d’une authentique vie intérieure. Il en appelle ainsi à une vigoureuse « écologie de l’âme » pour faire renaître une spiritualité digne de ce nom et conjurer la déshumanisation numérique. Ainsi s’achève le cri d’alarme poignant d’un penseur unique et d’un immense philosophe, refusant de voir l’homme renoncer à son âme. Derrière la rigueur de l’analyse percent l’émotion et l’inquiétude face à l’oubli de cette part essentielle de notre humanité. Peut-être même la dernière…
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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