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Khosraw Mani, Rattraper l’horizon, Actes Sud, 21/08/25, 224 pages, 21 €

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Khosraw Mani, écrivain afghan exilé et auteur de La Mort et son frère, revient avec un roman puissant, âpre et poétique. Rattraper l’horizon suit le parcours d’un jeune homme en rupture avec ses origines, emporté dans la Kaboul post-talibane. D’une échoppe villageoise à un palais en ruine, ce récit initiatique porté par une langue rugueuse interroge la mémoire, la violence, l’exil et le vertige de l’avenir.

Quand l’exil précède le cri

Le roman de Khosraw Mani s’ouvre sur une image qui vous saisit à la gorge : un jeune homme dissimulé sous une bâche, dans la benne d’un camion chargé de charbon, qui fuit son village natal en jurant de tout oublier. Cette scène inaugurale donne le ton d’une œuvre où la fuite devient acte fondateur, où partir signifie renaître. Le narrateur anonyme quitte l’échoppe paternelle avec pour seul bagage un sac rempli de bijoux volés et la promesse faite à lui-même de ne jamais regarder en arrière. Le romancier afghan excelle dans la description de cette rupture initiale, transformant chaque détail – la poussière de charbon, l’odeur du matin, le grincement du véhicule – en métaphore de la transformation identitaire. L’arrivée à Kaboul déclenche une déflagration sensorielle magistralement orchestrée. La capitale afghane surgit dans toute sa brutalité chaotique : marchés grouillants, odeurs mêlées de carburant et d’épices, voitures nerveuses, chiens errants. Khosraw Mani capture avec une précision hallucinée cette première confrontation avec la ville-monstre qui “mange ses propres enfants“, selon les mots de Sam, l’un des personnages centraux. Les figures qui peuplent ce Kaboul d’après-guerre composent une galerie de portraits inoubliables : Zaki, l’ami d’enfance assassiné dont le fantôme hante le récit ; l’Ingénieur, figure paternelle de substitution qui initie le narrateur à la musique et à la littérature ; Sam et Arman, les deux cousins “voyous philosophes” qui deviennent ses compagnons de débauche et de questionnement existentiel. Chacun incarne une trajectoire possible de survie dans une ville détruite et reconstruite sans cesse, où les palais en ruine côtoient les maisons closes et où la violence rôde à chaque coin de rue.

Cartographier la douleur

L’écriture du romancier frappe par sa dimension physique, viscérale. Le corps du narrateur devient le premier territoire où s’inscrit l’exil : un tic nerveux à l’œil, hérité mystérieusement d’un muezzin lynché, marque son visage comme un stigmate. Cette somatisation de la violence collective traverse tout le roman – “Je sens le sol se dérober sous mes pieds” devient le leitmotiv d’un personnage perpétuellement au bord du vertige. L’alcool irrigue ces pages avec une présence obsédante. L’eau amère, comme l’appellent les personnages, coule à flots lors de soirées interminables dans le palais abandonné qui leur sert de refuge. Ces scènes de beuverie dépassent largement l’anecdote pour devenir de véritables rituels initiatiques où se mélangent philosophie de comptoir, poésie hallucinée et désespoir métaphysique. La prose atteint alors des sommets de lyrisme : “Quoique irréparablement vieille, elle était notre maison nocturne, notre patrie mobile“, dit le narrateur de la Volkswagen déglinguée qui les transporte dans leurs errances kabouliotes. La sexualité occupe une place centrale dans le roman, traitée avec une franchise rare. Les visites dans les bordels de la vieille ville, la relation trouble avec Zaki, la passion interdite pour la belle-mère du narrateur dessinent une cartographie du désir où le plaisir se mêle toujours à la culpabilité. Khosraw Mani explore courageusement les tabous de la société afghane, transformant le corps en ultime espace de liberté dans un monde régi par l’oppression religieuse et patriarcale. La faim, la soif, l’ivresse, le désir : tout ramène à cette corporéité première qui fait du personnage principal un être de sensations avant d’être un être de raison.

Dialogues avec les morts et les livres

La grande intelligence du roman réside dans le dialogue constant qu’il établit entre culture afghane et littérature universelle. Don Quichotte accompagne le narrateur via une émission de radio écoutée clandestinement, créant un jeu de miroirs vertigineux entre le chevalier errant de la Manche et le jeune fugueur afghan. Cette mise en abyme révèle la dimension universelle de l’errance et de l’illusion, transformant le récit personnel en fable sur la condition humaine. Ahmad Zahir, surnommé “l’Elvis de Kaboul“, plane sur le texte comme l’incarnation d’un Afghanistan moderne et cosmopolite que les talibans ont voulu effacer. Sa cassette, offerte par l’Ingénieur, devient un objet sacré, une machine à remonter le temps vers une époque où Kaboul vibrait au son du rock et de la pop. La musique crée des ponts inattendus : Nina Simone dialogue avec les chanteurs populaires afghans, Eminem côtoie les poètes persans classiques. Cette polyphonie culturelle fait exploser les frontières identitaires et révèle un Kaboul secret, underground, où la jeunesse résiste par la transgression culturelle. L’apparition tardive mais décisive d’Huckleberry Finn établit une filiation inattendue entre le fugueur du Mississippi et celui de l’Hindu Kush. Cette parenté littéraire transcende les différences culturelles pour révéler l’universalité du geste de fuite face à l’autorité paternelle écrasante. Le roman de Khosraw Mani s’inscrit ainsi dans une tradition littéraire mondiale du récit d’apprentissage, tout en y apportant la spécificité afghane d’une jeunesse prise entre tradition et modernité, entre islam rigoriste et désir de liberté. Les références aux événements historiques – le 11 septembre, la chute des talibans, l’arrivée des Américains – ancrent le récit dans une actualité brûlante tout en lui conférant une dimension documentaire précieuse. Le palais en ruine où se retrouvent les personnages devient métaphore d’un pays perpétuellement détruit et reconstruit, scène de théâtre où se rejoue sans cesse la même tragédie historique.

Rattraper l’horizon s’impose comme une œuvre majeure de la littérature afghane contemporaine. Khosraw Mani y déploie une langue à la fois brutale et poétique, capable de saisir la violence du réel tout en la transcendant par la beauté de l’écriture. Ce roman constitue bien plus qu’un témoignage sur l’Afghanistan post-taliban : il offre une méditation profonde sur l’exil, la jeunesse et la survie dans un monde dévasté. La force du livre tient à sa capacité à transformer l’expérience afghane en miroir de notre condition contemporaine, où l’errance devient mode d’être et où seul l’avenir, aussi incertain soit-il, offre une promesse de liberté.

Image de Chroniqueur : Jeanne Lartaud

Chroniqueur : Jeanne Lartaud

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