Édouard Louis, L’effondrement, Le Seuil, 04/10/2024, 240 pages, 20€
Quand Édouard Louis – l’auteur et le narrateur – apprend la mort, à 38 ans, de son frère aîné en raison de l’alcool dont il était devenu irrémédiablement dépendant, il ne ressent rien : « depuis presque 10 ans, je ne l’avais pas vu. Je ne voulais plus le voir ». Mais, alors qu’avec distance il est aux côtés de sa mère et de sa sœur pour les accompagner dans la préparation des obsèques, il sait qu’une fois de retour chez lui, il va « commencer le récit de l’existence et de la chute de son frère ».
À la fois délibérément réflexif et émotionnellement impliqué, L’effondrement rend compte de l’enquête menée par Édouard Louis pour parvenir à comprendre les ressorts de la courte vie de son frère. Il a d’abord pensé qu’il allait « écrire l’histoire d’un garçon à la vie entièrement délimitée et définie par les déterminismes sociaux : masculinité, pauvreté, délinquance, alcool, mort prématurée ». Mais finalement, il retient que la vie brève de son frère « raconte autre chose : un accident dans le fonctionnement normal des forces sociales ». Si celles-ci « ont accompli leur mission avec la précarité, l’isolement, l’alcool », elles ont échoué dans « la délimitation de ses rêves ».
Rêver des activités professionnelles hors du commun populaire…
Édouard Louis présente et questionne le procédé dont son frère use pour faire connaître ses rêves. Alors que la famille ne l’a pas vu depuis longtemps et ne sait rien de « ses mois d’errance », il réapparaît soudainement pour annoncer : « ça y est. J’ai trouvé quelque chose ». Ce « quelque chose » est une activité professionnelle ou une formation. Il précise d’emblée que s’il « a trouvé quelque chose » c’est parce que son interlocuteur ou son interlocutrice « l’a tout de suite aimé ». « Être tout de suite aimé » est posé comme essentiel pour accéder à un emploi. Et, le rappeler devant sa famille réunie dont il ne se sent pas aimé, c’est affirmer à celle-ci, qu’en dehors d’elle, on peut « tout de suite l’aimer ».
Ses annonces du « quelque chose trouvé » sont aussi l’occasion de rappeler qu’il aura la main sur un savoir-faire que « n’importe qui ne peut pas maîtriser », qu’il est doté de « quelque chose que les autres n’ont pas ». Par exemple, lors de l’annonce de son projet de devenir Compagnon du Devoir, le frère d’Édouard Louis fait savoir qu’il « ne s’apprête pas à faire une chose que tout le monde fait tous les jours, mais quelque chose de grand », que ce dont il les informe ce n’est pas d’« une simple carrière professionnelle » mais d’« un futur destin, d’une gloire à venir ».
Sa dernière annonce a concerné un « quelque chose trouvé » qui va faire de lui « un riche ». Il a rencontré « un propriétaire » achetant puis rénovant de vieux appartements pour ensuite les revendre. Ce « propriétaire » l’ayant « tout de suite adoré » lui a proposé de devenir son associé et, le moment venu, de faire de lui son unique héritier. Un jour, il n’aura donc plus besoin de travailler puisque « l’argent arrivera automatiquement sur son compte tous les mois, tous les mois jusqu’à sa mort » !
La description des différents projets professionnels du frère et de la belle vie qu’ils ne manqueront pas de lui assurer est toujours nourrie par sa volonté de se démarquer du groupe des dominés dont sa famille ouvrière fait partie. Il est convaincu qu’il a l’étoffe requise pour être un travailleur indépendant, pour avoir un avenir exceptionnel et pour échapper à la nécessité de s’exténuer dans un travail d’esclave sans relief. Il est persuadé qu’il peut se permettre de « rêver grand » puisqu’on lui fait toujours savoir que sa manière d’être comme sa personnalité aimable laissent augurer qu’il saura être à la hauteur et qu’il a donc raison de « vouloir le monde ».
Mais, cette conviction à vouloir « grand » s’est immanquablement fracassée sur les impossibilités dont sa situation d’extrême précarité matérielle et affective est le creuset, jusqu’à en faire un homme de plus en plus soumis à son malheur, à « sa blessure ». Une « blessure » qu’en vain il a tenté de cautériser en la brûlant de plus en plus éperdument à l’alcool.
… Et, à chaque fois, chuter un peu plus d’avoir encore rêvé "trop grand"
Comme le moment enthousiaste et distinctif de l’annonce du « quelque chose trouvé », l’étape de l’échec qui lui succède obéit infailliblement à un même processus. À peine formulée, l’annonce suscite toujours, sous le contrôle méprisant du père adoptif et le silence de la mère, l’incrédulité dénigrante de sa famille. Elle est balayée sans ménagement comme une énième lubie d’un « raté », d’un « bon à rien »… Le rejet immédiat et brutal de l’annonce est motivé par la certitude parentale suivant laquelle on perd son temps à faire des plans sur la comète inconsidérés, sinon délirants, quand on n’a pas obtenu un bac professionnel. Alors que l’annonce « du quelque chose trouvé » dit la fierté du fils d’être en capacité de se construire un avenir en dehors de celui balisé par un système scolaire qui n’a pas voulu de lui, le rejet familial lui assène sans ambages que sa prétendue capacité à choisir le cours de son existence sans bac n’est qu’une illusion dont il ne retirera que des déconvenues.
En décrédibilisant systématiquement l’annonce du « quelque chose trouvé » faite par le frère, la famille lui rappelle son impudence d’oser imaginer que, dans leur monde et donc dans le sien, « on peut se permettre d’essayer ». Elle lui signifie violemment que, en raison de son appartenance sociale, il ne peut avoir la possibilité d’avancer en faisant des erreurs, en se trompant.
Toujours réitérée, l’implacable interdiction d’avoir des rêves et de pouvoir essayer de les réaliser avec l’assentiment et le soutien des siens, instille chez le frère un désespoir de plus en plus profond. L’hostilité à chacun de ses projets professionnels et le sentiment afférent d’être abandonné « progressivement et trop tôt vidé le frère de sa réserve d’oxygène définie et limitée ». Et, d’abord consolateur et réparateur, l’abus d’alcool l’a finalement détruit. En s’alcoolisant de plus en plus souvent et abondamment, le frère a malencontreusement cru pouvoir s’épargner la terrible confrontation à ses échecs répétés et à cette blessure indépassable qui les a nourris.
Prégnance d’une blessure dévorante
La blessure du frère s’est certainement installée quand son père biologique a cessé de s’occuper de lui et de sa sœur. Tandis que cette dernière parvient à s’émanciper de l’abandon paternel, faisant de son beau-père son père, le frère s’y est constamment cogné et épuisé. Si les annonces successives du « quelque chose trouvé » sont des tentatives pour s’affirmer comme un « je » guéri de la blessure initiale, leur réception négative et humiliante par le beau-père et la mère, lui reprochant de ne pas se conformer à sa position sociale et, surtout, de le faire avec un manque de réalisme et un trop-plein de désinvolture, la réactive, imposant toujours plus sa prégnance dévastatrice dans des vapeurs d’alcool de plus en plus envahissantes et toxiques.
De même, les couples qu’il a formés avec des femmes qui ont apprécié sa gentillesse et son attention se sont brisés quand sa confrontation avec les résurgences alcoolisées de sa blessure en ont fait un homme violent et autocentré. Aussi, à force de rêves échoués, est arrivé le moment où « il n’a plus eu la force de perdre », jusqu’à détester celles et ceux qui ont voulu l’aider. Ses comportements le conduisant à « être chassé » ont alors fini par prendre le dessus, le murant dans un présent-prison où rêver son futur n’a plus fonctionné. On retient que la tragédie de son existence est que personne ne l’a écouté alors qu’il a tant aspiré à l’être, notamment comme « justicier pour un monde meilleur tel qu’il le concevait ».
L’effondrement est le portrait, à la fois très émouvant et particulièrement pénétrant, de la chute d’un homme dont, imperturbablement, le monde lui a donné les occasions de « creuser sa blessure » ; d’un homme qui a constamment « porté le deuil de la vie qu’il était certain qu’il aurait due vivre, mais que quelque chose, il ne savait pas très bien quoi, le monde, la réalité, une malédiction, lui avait volée ». Plus largement, le texte d’Edouard Louis invite à réfléchir sur ce qu’il en est de la disposition à rêver son existence en milieux populaires. Il suggère notamment d’identifier les conditions et le contexte d’apparition, de même que les registres de mise en mots de celle-ci ainsi que les sorts qu’elle connaît avec leurs effets tant subjectifs qu’objectifs.
Chroniqueuse : Eliane le Dantec
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