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Certains livres sont si vastes qu’ils ne peuvent se réduire en quelques mots. Le souffle impétueux qui les traverse ne tolère pas le carcan du résumé. C’est le cas de “L’amour au temps des scélérats”, le nouveau roman de l’auteur franco-algérien Anouar Benmalek. Le titre évoque d’emblée Gabriel García-Marquez, grande figure du réalisme magique latino-américain. L’œuvre se place en effet dans cette filiation littéraire, transposée dans le cadre du Proche-Orient en guerre.
Réaliste, l’œuvre l’est dans sa description fidèle du quotidien des jihadistes enrôlés dans les troupes de l’État Islamique. Le lecteur découvre de l’intérieur le fonctionnement d’un camp d’entraînement en Syrie, l’endoctrinement des hommes issus de pays et de milieux variés, mais tous unis par la même foi extrémiste, la même soumission aveugle à un Califat autoproclamé, qui entend imposer partout sa loi. Toutes les facettes de la barbarie sont évoquées : les exécutions de prisonniers filmées à des fins de propagande, les viols, les pillages, les camps d’enfants arrachés à leurs familles et dont on lave le cerveau pour en faire des apprentis kamikazes. La force du roman est de ne pas alourdir la narration par des jugements de valeurs superflus. Les faits, les dialogues, sont présentés avec une neutralité glaçante, comme une caméra de documentariste transcrivant fidèlement les actes et les paroles de chacun des personnages. Ce choix narratif qui laisse le lecteur seul face à l’innommable se révèle la plus efficace des dénonciations.
Magique, l’œuvre l’est également avec l’énigmatique Tammouz, diable plein d’humanité qui erre depuis des millénaires sur ces terres désertiques et bouscule la vie de ceux dont il croise la route. Il a aimé une femme dans les temps antédiluviens et ne s’est jamais remis de sa perte ; rencontré Abraham qu’il a cherché à dissuader de sacrifier son propre fils. En sauvant la belle Houda, sur le point d’être lapidée pour avoir eu des relations avec son amant en dehors du mariage, il s’apprête une fois de plus à modifier le cours du destin.
Roman choral où se croisent de nombreux personnages, “L’amour au temps des scélérats” est une œuvre fascinante qu’on ne parvient pas à lâcher tant elle vibre d’une sensibilité rare. Elle brosse un tableau saisissant de la Syrie actuelle et des conflits politiques et religieux qui la soulèvent. On observe tour à tour les combattants de Daech, et les soldats engagés dans les Unités de Protection du Peuple dont fait partie Adams, un Indien Iakota qui s’est porté volontaire aux côtés des unités kurdes. Pour l’Américain :

Ce pays est encore plus indéchiffrable que dans ses pires cauchemars : les enragés de l’État Islamique se battent contre le régime de Damas et contre toutes les autres milices, islamistes en particulier, sans excepter Al-Qaïda ; les chiites alaouites se battent contre les sunnites de tous bords ; les Kurdes désunis luttent contre Daech, contre les Turcs et, parfois, contre – ou avec selon le jour de la semaine – le régime de Damas ; les Russes soutiennent le régime en bombardant les rebelles, barbus ou non, sans épargner les civils […] Quelqu’un s’est déjà payé sa tête : “Si tu crois avoir compris la situation de cet impossible pays, c’est qu’on te l’a mal expliquée !”

Au milieu de cet enfer où la mort est présente à tous les carrefours, il n’est pas facile de mener une existence tranquille, notamment lorsqu’on est issue d’une minorité religieuse comme c’est le cas pour les Yézidis. Zayélé, une mère de famille originaire de Damas ne se verra épargner aucune humiliation. En décrivant cette trajectoire tragique, l’auteur offre un magnifique portrait de femme qui vient s’ajouter à une extraordinaire galerie de caractères. Par sa plume pleine d’humanité, Anouar Benmalek confirme ainsi ce qui fait la marque des grands romanciers : savoir peindre des personnages inoubliables que l’on quitte avec un pincement de regret une fois refermée la dernière page.

À la frontière entre Turquie et Syrie se présente Tammouz, un étrange candidat au djihad. Parti à la recherche de la femme qu’il a aimée, il rencontre Zayélé, adepte d’une vieille religion, Adams, engagé avec le Kurde Ferhat dans les forces démocratiques qui se battent contre Daech, ou encore Houda, apprentie artiste, et son amant Yassir, tous deux en fuite.

Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm

Benmalek, Anouar, “L’amour au temps des scélérats, Editions Emmanuelle Collas, 27/08/2021, 1 vol. (443 p.), 20€, Epub : 12,99€

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