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Dionigi Albera, Lampedusa : Une histoire méditerranéenne, Éditions du Seuil, 27/10/2023, 256 pages, 21,50€.

L’île-monde, un kaléidoscope méditerranéen

Posée comme une miette de terre entre la Sicile et l’Afrique du Nord, Lampedusa captive et déroute. Dionigi Albera, anthropologue de renom et directeur de recherche au CNRS, explore l’histoire méconnue de cette île minuscule, révélant sa profonde inscription dans les méandres de la Méditerranée. Bien plus qu’un simple récit de lieux et d’événements, Lampedusa: une histoire méditerranéenne s’impose comme un exercice d’archéologie culturelle, une immersion sensible et rigoureuse dans le palimpseste de ce petit territoire de 20 kilomètres carrés. L’auteur nous invite à y percevoir un microcosme de la mer intérieure, un kaléidoscope qui reflète les oscillations multiséculaires de l’espace-mouvement méditerranéen. Au-delà de la profusion de voyages et de conquêtes qui l’ont marquée, se dégagent les traces d’une longue tradition d’échanges, parfois ambivalents, entre les civilisations qui se sont côtoyées dans ce carrefour de cultures et de religions.

Lampedusa, un palimpseste de frontières

Lampedusa se présente comme un véritable palimpseste, marqué par une succession de strates historiques qui s’entremêlent et cohabitent dans sa conformation actuelle. Dès les sources les plus anciennes se dessinent ses attributs d’île déserte et absolue, ancrée dans un horizon méditerranéen animé par la violence et l’instabilité. Dans le récit médiéval de Jean de Joinville, nous découvrons un territoire abandonné, marqué par la présence fantomatique de deux corps en décomposition qui pourraient préfigurer l’étrange cohabitation interreligieuse documentée plus tard. Les récits des voyageurs évoquent des péripéties souvent similaires : tempêtes, abordages, captures, privations, avec en contrepoint la paix des nuits sous la protection des étoiles. Au XVIe siècle, c’est la main de l’Arioste qui fait surgir Lampedusa dans la cartographie de la littérature italienne : “Lipadusa” devient alors la scène du combat final entre paladins chrétiens et musulmans, condense le leitmotiv de la guerre des civilisations, mais aussi les possibilités d’hybridation et de rencontre des cultures.

Au cœur de cet espace de tension, une cavité rocheuse va acquérir une vocation religieuse unique. Pendant plusieurs siècles, une grotte nichée dans les falaises devient un sanctuaire partagé par des chrétiens et des musulmans. De la juxtaposition d’une statue de la Vierge et de la tombe d’un “marabout” musulman jaillit un dispositif symbolique puissant, alimenté par une profusion d’objets offerts par des visiteurs issus des deux mondes religieux et culturels : argent, armes, vêtements, aliments, tous mis à disposition de qui est dans le besoin, sans distinction de foi.

Plusieurs indices suggèrent des origines immémoriales de la double dédicace de ce lieu. Joinville le mentionnait déjà au XIIIe siècle : “un oratoire en la première voute, blanchi de chaus, et une croiz vermeille de terre” suivi d’une “seconde voute” qui accueille les “cors de gens mors“. On remarque en outre que cette configuration perdure dans le contexte mouvementé d’une Méditerranée progressivement polarisée entre mondes latin/chrétien et arabe/musulman, et qui se transforme, à partir du XVIe siècle, en une zone de conflictualité exacerbée. Lampedusa offre ainsi, avec une étonnante audace, une alternative radicale aux antagonismes qui traversent les eaux avoisinantes.

Se crée ici une véritable zone de contact pacifique, à la saveur utopique. L’île-sanctuaire incarne un lieu de liminalité et d’enchantement : l’extérieur et l’intérieur, la mer et la terre s’y opposent et s’imbriquent, tandis que la présence humaine éphémère brouille le temps des marins et celui des oiseaux migrateurs. On pourrait ajouter qu’à sa manière ce “temple de la parfaite tolérance”, pour reprendre l’expression d’un correspondant parisien de Diderot, semble une anticipation, aussi étonnante que fragile, d’un modèle d’hospitalité à dimension universelle, à l’opposé de la gestion sectaire et restrictive que la “forteresse Europe” pratique de nos jours à l’encontre des migrants.

Cependant, cette zone de contact, cette hétérotopie qui fonctionnait de manière largement silencieuse, en s’appuyant sur la puissance d’une croyance partagée par les marins des deux camps dans le danger d’un vol sacrilège, a été progressivement réduite au silence par les incursions de la grande Histoire et des élans d’exploitation du territoire, plus ou moins ouvertement articulés avec le dispositif interreligieux. Dès le XVIIe siècle, la présence croissante de figures entreprenantes, tels Clément Ansade, va doucement saper ce dispositif, par un détournement des flux et une mainmise graduelle d’intérêts économiques souvent en accord avec le pouvoir. Par la suite, le mythe originel qui faisait de Lampedusa un lieu déserté et à la fois ouvert, disparaît avec la constitution d’une petite communauté locale maltaise sous la supervision des Français. L’essor de la colonisation sicilienne engendrera ensuite la perte définitive d’un agencement aussi surprenant que fragile.

Navigations de l'imaginaire : le nom voyageur de Lampedusa

Disséminée par les plumes savantes de chroniqueurs, d’écrivains et d’ecclésiastiques, l’évocation de cette terre inhabitée parcourt les espaces et traverse les temps. On voit comment la simple mention de Lampedusa devient synonyme de paradoxes religieux, une hétérotopie au cœur d’une Méditerranée tiraillée par des tensions et des affrontements identitaires, source intarissable d’enchantement littéraire. C’est d’abord la Madone de Lampedusa qui s’affranchit de la matérialité de l’île : son nom migre en Italie, puis il vogue au-delà des rives de la Méditerranée jusqu’au Portugal et aux Amériques. Déclinée en image peinte, icône votive, puis sculpture, la Madone devient une figure à multiple visages : elle navigue et navigue encore, tout comme les nombreux ex-voto de bateaux miniatures qui ont fait pendant longtemps le succès des grands sanctuaires mariaux. Ainsi transplantée à Castellaro en Italie et dans l’église carioca de Rio de Janeiro, elle perdra la marque de ses anciennes connexions avec l’islam. Tout au plus un bref reflet de sa connivence originelle surgit, avec la juxtaposition d’une effigie de saint Balthazar à Rio. C’est vers celui-ci que, pour des motifs pragmatiques et culturels bien identifiables, converge la dévotion des anciens esclaves noirs, qui l’ont transformé en vecteur privilégié de la culture afro-brésilienne, l’investissant ainsi du pouvoir synthétique et de la force créatrice qu’avaient antan dépeints certains écrivains autour de l’image de la Madone insulaire.

D’autres voyageurs participent à la construction de cette histoire symbolique, mais cette fois sans embarquer avec elle. Il s’agit d’hommes de lettre et d’intellectuels : hommes de bibliothèque et voyageurs immobiles qui sont les artisans du rayonnement du mythe de Lampedusa en Europe. C’est ainsi qu’il sera évoqué dans une tribune savante publiée en 1687 par le Journal des Savants français, ou dans les salons des Lumières où s’illustrent des figures majeures telles que Voltaire, Galiani, Rousseau ou, naturellement, Denis Diderot. Le passage sur l’île déserte de Le fils naturel, accompagné d’une note riche de détails et d’ambigüités, est désormais bien connu. “Lampedouse” condense alors les traits d’une expérience méditerranéenne et incarne l’espoir d’une société nouvelle dont l’ordre serait réglé par la puissance civilisatrice de l’art théâtral.

Seule l’évocation des ermites reste immuable. Personnage qui hante toutes les époques, l’anachorète s’avère consubstantiel à la vocation singulière de cette île. Du serviteur anonyme de Saint Louis à la chimère utopique de Emile et Sophie, en passant par les démêlés d’Ansade et les agissements du mauvais prêtre de la note diderotienne, l’ermite concentre à lui seul tous les traits d’une vie interstitielle et amphibie, toujours tiraillée entre communion mystique et manœuvre politique et commerciale, entre service pieux et tromperie. C’est dans cette constellation d’éléments sémantiques, souvent difficiles à décrypter dans la superposition des récits historiques et littéraires, que s’inscrivent de manière prophétique certains des destins qui attendront l’île et ses nouveaux habitants à l’aube de la période contemporaine.

L’île comme scène contemporaine : théâtre et hospitalités ambivalentes

Depuis une quarantaine d’années, Lampedusa est redevenue un carrefour pour toutes les formes d’échange, à l’image de son histoire plus ancienne. Les mutations du contexte politique méditerranéen, traversées par des effets domino à la fin des années 1980 et à partir des printemps arabes du XXIe siècle, ont produit de nouveaux cadres idéologiques qui conduisent à un nouveau régime frontalière, marqué cette fois par une asymétrie criante dans les relations de force et par la logique répressive de la forteresse Europe. L’île inhabitée, refuge d’anachorètes ou destination privilégiée pour touristes en mal de contrées exotiques s’est progressivement déformée : elle est devenue, pour les masses de malheureux provenant des régions les plus défavorisées de la planète, l’avant-poste d’une société européenne plus riche et protégée, qui se barricade en érigeant de nouveaux types d’ obstacles et en transformant le rêve européen en un mirage sanglant.

Dans le nouveau théâtre d’un espace marin enserré dans une frontière militaire, ce sont le contrôle et la surveillance, imposés au nom d’une “urgence humanitaire” sans fin et gérés par une panoplie complexe d’organismes étatiques et internationaux, qui dominent désormais le quotidien de l’île. Ce nouveau rôle fait partie intégrante d’un destin, apparemment inexorable, qui implique la disparition graduelle de ses vocations agricole et de pêche traditionnelles, remplacées par un développement massif du tourisme. Comme les anthropologues Matilde Callari Galli et Gualtiero Harrison l’avaient pressenti dès le début des années 1970, l’île s’avère propice à accueillir des flots humains. Il est alors frappant de constater combien ce profil s’accorde avec son ancienneté : elle était déjà jadis un relais des flux des navigants qui la parcouraient pour s’approvisionner en nourriture, s’abriter ou bien déposer leurs dons à la Vierge protectrice. La différence, cependant, saute aux yeux : si par le passé se mêlaient les contributions de gens de toutes origines – soldats, corsaires, esclaves, religieux – à la fabrication du paysage culturel de Lampedusa, c’est une foule désormais monochrome qui la dévore au nom d’un désir partagé de loisirs, d’insouciance et de distraction au bord de la mer. L’histoire sociale méditerranéenne devient ici histoire événementielle : elle est soumise au cycle sempiternel des saisons touristiques et se dissocie des mutations plus lentes et souterraines, qu’avaient décrites les anthropologues, et dont elle est désormais entièrement dépendante.

Lampedusa est en réalité double. Tout concourt à maintenir la fiction d’une insularité absolue, destinée uniquement aux jouissances paisibles du farniente balnéaire. On s’efforce de rendre invisibles, d’éloigner du regard des estivants le triste quotidien des malheureux qui arrivent en frôlant la mort. Ainsi, dans la banale réalité d’une Méditerranée aux apparences policées et domestiquées sur laquelle plane l’illusion que les problèmes dérivant de la polarisation de la richesse à l’échelle mondiale puissent être à jamais dissimulés derrière les palissades rigides de la forteresse-vacances, jaillit cette autre hétérotopie, aux multiples strates, qui est de plus en plus consubstantielle à l’archipel de l’Occident prospère et indifférent : Lampedusa centre de surveillance, Lampedusa dépotoir des migrants, Lampedusa espace de refoulement et d’enfermement.

Pourtant, sous ce vertige des antithèses surgit l’espoir. Car les arts de la zone de contact n’ont pas entièrement disparu. Certes dévoyés, corrompus et manipulés par une économie des profits à échelle mondiale qui est aussi un business politicien, ces gestes survivent de manière fragmentaire, un peu marginale, dans des cercles souvent indépendants et opposés à la logique des pouvoirs publics. C’est avant tout une dimension émotionnelle et personnelle qui nourrit les nombreuses initiatives visant à transformer cette terre en un espace de rencontre et d’assistance et à faire perdurer la vocation immémoriale qui associait jadis les pratiques d’accueil aux dons anonymes laissés dans l’enceinte du sanctuaire bicéphale. Ces nouvelles orientations se manifestent, souvent, à travers la symbolique d’une multitude de signes, d’objets et de déchets exhumés des carcasses de bateaux. Mais elles s’expriment également à travers la création de nouvelles formes ritualisées et laïques de l’hospitalité, telle la célébration interreligieuse que l’on a pu voir se dérouler à l’automne 2022 dans l’ancienne chapelle restaurée et décorée. Alors, au milieu de cet immense spectacle de l’arbitraire et de la tragédie migratoire en Méditerranée que les pouvoirs publics européens et les médias globaux n’hésitent pas à mettre en scène sous les auspices d’une mise en scène d’ordre et de charité hypocrite, jaillit ainsi l’espoir. Lampedusa peut être la base d’où partiront de nouveaux mythes. Il s’agit d’en déceler les graines disséminées dans le fouillis de ce sol et de les nourrir.

Le théâtre de la frontière : Lampedusa, miroir déroutant de la Méditerranée

Le mérite essentiel de cet ouvrage est d’avoir resitué avec une extraordinaire clarté l’histoire d’une minuscule île au cœur d’une méditerranée trop souvent conçue de manière unidimensionnelle : celle d’une histoire homogène et linéaire. L’enjeu ici, pour l’anthropologue, est de restituer la profondeur historique de l’île : non seulement dans le déroulement séculaire des rapports de pouvoir entre la Sicile, le Maghreb et les empires, mais également au sein de l’imagination collective méditerranéenne que les mouvements des hommes et les élans littéraires et intellectuels ont depuis toujours façonnée. La perspective braudélienne, basée sur l’imbrication du mouvement et de la frontière en Méditerranée, s’en trouve à la fois confortée et remise en question par l’évidente imbrication des temporalités, et par la prolifération de moments historiques que la vie contemporaine a brutalement déplacés dans un montage complexe. En déjouant, grâce au scalpel de la micro-histoire, le poids du mythe que la circulation d’informations et d’idées a graduellement créé au cours des siècles autour de Lampedusa, et qui aujourd’hui nourrit également une représentation simpliste du drame de la migration en Méditerranée, l’auteur invite le lecteur à porter son regard vers la profusion de contradictions et l’enchevêtrement des paradoxes que la vie locale exprime à l’échelle micro. Ainsi, il décentre le panorama, souvent désespéré, qui semble dominer ce lieu et encourage une exploration rigoureuse des différentes couches d’hospitalité que les individus savent toujours mettre en place.

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