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L’Arménie, proie des ambitions turques depuis des siècles, minuscule bastion chrétien en terre d’Orient cerné par l’islamisme conquérant, à peine plus grande et un peu moins peuplée que la Bretagne, a-t-elle le droit de survivre ? Réduite à peau de chagrin au fil du temps, est-elle condamnée à disparaître définitivement sous le poids de notre indifférence ? De notre apathie tout juste troublée par des déclarations sympathiques qui soulagent la conscience et n’engagent à rien ? Comme autant de fleurs jetées sur le cercueil d’un peuple. Il ne s’agit ici ni de « droit d’ingérence » ni de « croisade pour la démocratie ». Il s’agit d’affronter un expansionnisme islamo-turc débridé dont l’Europe et surtout la France paieront les conséquences. Ce n’est pas pour l’Arménie qu’il faut comprendre et soutenir l’Arménie. Mais pour nous-mêmes.

Valérie Toranian

En août 1941, Winston Churchill est informé des massacres ethniques perpétrés par les Einsatzgruppen dans l’URSS envahie. Il prononce alors ces mots sur les ondes de la BBC : « Nous sommes en présence d’un crime sans nom. » En 1943, Raphael Lemkin, juif polonais et ancien procureur de Varsovie réfugié aux États-Unis, invente le terme de « génocide », qu’il forge à partir d’un préfixe issu du grec ancien « γένος (genos) » qui signifie le « clan », la « race », le « groupe », et en y associant le suffixe d’un mot latin, « – cide », qui signifie : « tuer ». Le néologisme « génocide » vient de voir le jour. Il sera très rapidement adopté, particulièrement lors du procès de Nuremberg. L’idée de Lemkin était de faire un distinguo entre les meurtres de masse qui existent depuis la nuit des temps et – parce que nous sommes en présence d’un crime sans nom – l’ethnocide, qui est encore différent de la notion juridique de « crime contre l’humanité ». Les crimes perpétrés par le Reich allemand, éliminant délibérément et sans raison des peuples entiers ne furent pas une nouveauté dans l’histoire de l’humanité. Ils le furent dans le contexte d’un monde prétendument civilisé, celui du XXe siècle. Face à une telle barbarie envers les nations, les races et les groupes ethniques, il fallait inventer ce nouveau principe juridique pour désigner ces « crimes sans nom », et c’est pourquoi l’on doit à Raphael Lemkin celui de « génocide », comme l’on doit à Hannah Arendt celui de « banalité du mal ».
La grande philosophe juive Hannah Arendt, auteure des « Origines du totalitarisme » et de « Eichmann à Jérusalem » s’est interrogée – dans le cadre de la Shoah – sur la notion du « sans précédent ». Dans sa démonstration brillante, comment une telle intellectuelle a pu être oublieuse du premier génocide de l’Histoire moderne, et qui aurait fait dire à Adolf Hitler pour légitimer son action justement « sans précédent » : « Qui se souvient encore de l’extermination des Arméniens ?  » (Lettre à ses généraux en 1939, dont certains historiens prétendent toutefois qu’elle serait apocryphe.)
Dans ce second numéro de « Placards et libelles » – « L’Arménie, du sang sur nos mains » – Valérie Toranian s’indigne :

Qui se souvient qu’à l’automne 2020 elle a perdu son sanctuaire historique à l’issue de la terrible guerre du Haut-Karabakh ? Pourquoi une accusation de violence policière aux États-Unis provoque-t-elle plus d’émoi que la disparition à bas bruit d’un peuple dont la France se dit l’amie et qui témoigne par son histoire de l’appartenance à une même culture, aux mêmes valeurs ? L’Arménie, en fait, embarrasse et dérange.

Pour les Turcs, le massacre d’avril 1915 à décembre 1916 d’un million et demi d’Arméniens – minorité chrétienne au sein d’un empire musulman – et également victimes de rafles, de déportations, d’esclavage, de crimes sexuels, demeure un « non-évènement ». Comme l’écrit Valérie Toranian : « Perpétré par la Turquie ottomane, parachevé par Mustapha Kemal, le père de la Turquie moderne, ce nettoyage ethnique sans précédent a pour but de purifier la jeune nation turque des scories chrétiennes. » Ne nous méprenons pas : ce génocide est alors l’aboutissement d’un nationalisme turc, et pas d’un nationalisme musulman… Les auteurs ont la volonté de réaliser une épuration ethnique afin de restaurer la pureté turque ; tous les adultes de sexe masculins sont assassinés. Les femmes, les vieillards et les enfants dont déportés dans le désert Syrien. L’antichambre de la solution finale. Quelle source d’inspiration pour Adolf Hitler !
C’est donc une « réussite » d’autant plus prégnante que la non-reconnaissance de ce tout premier génocide de l’histoire de l’humanité par une grande partie de la communauté internationale (seuls 27 pays l’ont officiellement reconnu – le Royaume-Uni et Israël s’y refusant), le légitime, et l’efface de notre processus de mémoire par celui de la barbarie nazie, qui est son enfant, et dont l’Allemagne fut d’ailleurs la complice. Contrairement à la Shoah, il y a très peu d’images du génocide arménien. Les génocidaires se sont appliqués – en toute impunité – à détruire toutes forme d’archives, et à éditer des brochures négationnistes. Dans notre monde où la représentation visuelle est prédominante, c’est un facteur de non-existence, et donc d’oubli. Mein Kampf fut, au début des années 2000, un « best-seller » en Turquie…

L’Arménien, le dhimmi, le mécréant, l’infidèle, le chien. Doublement fautif d’être chrétien et d’être présent sur cette terre depuis bien plus longtemps que le Turc, arrivé au XIIIe siècle. La solution finale de 1915 doit lever l’obstacle et permettre de créer une Turquie musulmane sunnite, racialement homogène.

Alors que reste-t-il de l’Arménie ? Une ancienne république soviétique, de la taille de la Belgique, qui devient indépendante à la suite de la chute de l’URSS en 1991. Elle est prise en tenaille entre la Turquie et l’Azerbaïdjan (turcophone et musulmane chiite), qui a également des vues sur le Haut-Karabath, une région montagneuse au sud du Caucase. Peuplée majoritairement d’Arméniens, elle a proclamé son indépendance en 1991, ce que les Azéris refusent, car cette petite république – à la présence arménienne pourtant multiséculaire – avait été rattachée en 1921 à l’Azerbaïdjan par Staline. Erdogan est l’héritier de Mustapha Kemal. C’est un dictateur pétri d’un panturquisme délirant. Rien ne semble l’arrêter, et il a en tête que de détruire ce petit peuple chrétien autonome. Lorsque, le 25 août 1914, les Allemands, en pénétrant en Belgique neutre, incendièrent la bibliothèque de Louvain contenant plus de 230 000 ouvrages rares, ils marquèrent à la peinture rouge sur un pan de mur calciné : « Ici finit la Kultur ! » C’est exactement ce qu’est en train de réaliser le dictateur Erdogan, avec son sinistre allié azéri, et que dénonce avec force Valérie Toranian : « Pour anéantir un peuple et une civilisation, il faut s’attaquer à son patrimoine religieux et culturel, engloutir sa mémoire, faire disparaître toute trace historique de sa présence« . Comme l’on fait en mars 2001 les talibans à coups de canons sur les Bouddhas géant de Bâmiyân, à l’aide de bulldozers sont détruites des milliers de stèles, des églises, des siècles de présence chrétienne bien antérieure à l’hégire, et surtout on réécrit l’Histoire avec des thèses délirantes. L’Unesco ne dit rien. L’Azerbaïdjan est un généreux donateur, et surtout un corrupteur hors pair. C’est ce que l’auteur appelle la « diplomatie du caviar », qui va beaucoup plus loin que les boîtes de béluga distribuées aux politiciens… Pis encore, des Arméniens sont massacrés en 2020 dans le Haut-Karabath ; des incursions turques et azéries ont lieu en Arménie. L’Europe ferme les yeux, légitimant ainsi une nouvelle amorce de génocide, pendant que la Russie – pourtant ennemie héréditaire de la Turquie – profite de cette faiblesse en lui vendant des missiles. Rappelons que la Turquie est la seconde armée de l’OTAN et qu’elle est la onzième puissance militaire mondiale.

L’Azerbaïdjan, d’obédience chiite, voisine de l’Iran, est soutenu et armée par l’État d’Israël. Cette incongruité est invraisemblable. Les sunnites turcs, s’alliant à leur pire ennemi chiite, eux-mêmes armés par des juifs, afin d’éliminer des chrétiens, cette situation est d’une telle complexité qu’il faut faire montre d’une grande prudence ou être familier du « Livre des ruses – la stratégie politique des Arabes » qui, depuis le XIIIe siècle, n’a pas pris une ride… Mais ce n’est sûrement pas la raison pour laquelle la France affiche sa neutralité.
« L’Arménie, du sang sur nos mains » ; ce cri du cœur, cette révolte qu’exprime avec justesse Valérie Toranian, doit être placardé, distribué au plus grand nombre. Ce qui se joue dans cette partie du monde, sur la dépouille d’une Arménie déjà martyrisée par le tremblement de terre de 1988, est un chapitre de plus à rajouter à l’ouvrage d’Hannah Arendt sur les totalitarismes. Nonobstant, parce que le principe de la collection est de nous faire réfléchir, je vois dans le syllogisme énoncé par l’auteur sur la haine antichrétienne affichée par le pouvoir Turc, et l’assassinat de Samuel Paty relevant du même sentiment, une forme d’amalgame pouvant servir d’argument à de nouvelles polémiques. Sommes-nous dans une guerre de religion ou une guerre de civilisation ? En sus d’être un dictateur nationaliste, le président Erdogan est-il un dictateur islamique ? Il appartient aux théologiens de répondre à la seconde question, mais l’on ne peut que souscrire à l’argumentation de Valérie Toranian, lorsqu’elle écrit qu’il faut « stopper » Erdogan qui « instrumentalise la communauté turque », « agite les Frères musulmans », et va jusqu’à « insulter le président français ». La Constitution turque repose sur les trois piliers que sont le républicanisme, le laïcisme et le nationalisme. C’est l’armée, protectrice de la Constitution, qui s’en porte garante. Pour les militaires, le plus important de ces principes, celui qui est à la base de tous les autres, c’est le laïcisme. C’est pourquoi les religieux ont été jusqu’à présent dans l’impossibilité d’infiltrer l’armée. Le coup d’État militaire avorté de 2016, et ses terribles purges au sein de l’armée, a changé la donne. La Turquie n’est plus une république laïque…

La conclusion de ce second numéro de « Placards et libelles » est remarquable et convaincante. Elle nous incline à épouser définitivement la cause arménienne. Le texte de Valérie Toranian porte sur les fonts baptismaux avec force cette nouvelle collection dont la raison d’être est de faire triompher la connaissance. Après la chute de Kaboul et les départ des Américains, l’axe du monde a changé. Il est clair que nous ne pouvons plus continuer à courber l’échine face au dictateur Erdogan qui entend restaurer l’ancien Empire ottoman et – selon l’auteure – jouer la carte russe serait la solution la plus raisonnable. Dans tous les cas, ne rien faire, c’est immanquablement « avoir du sang arménien sur nos mains »…

Jean-Jacques BEDU
articles@marenostrum.pm

Toranian, Valérie, « Placards & libelles Volume 2, L’Arménie, du sang sur nos mains », Le Cerf, « Placards & libelles, n° 2 », 21/10/2021, 1 feuille, 2,50€

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