Qu’il s’agisse de sa traduction française : « L’art de résister : comment l’Énéide nous apprend à traverser une crise », ou de l’original italien, « La lezione di Enea » (La leçon d’Enée), le titre du livre d’Andrea Marcolongo, spécialiste de la culture gréco-romaine, insiste sur l’idée d’enseignement et nous invite à relire « l’Enéide » en dépouillant le texte des images et des clichés dont on l’a gratifié. Cet ouvrage vivifiant postule l’idée que « l’Énéide » serait une œuvre à lire en temps de crise, donc idéale pour la période actuelle.
Quel type de héros nous présente « l’Énéide » ? Une figure atypique, un « loser » selon l’auteur qui se joue des dénominations familières et, avec un humour parfois décapant, s’attaque à un classique trop souvent comparé à « l’Odyssée », mais qui présente une véritable originalité et a inspiré les descentes aux enfers décrites par les nombreux poètes qui lui ont succédé. Ce n’est donc pas un hasard si Dante en fait son guide dans l’Hadès et si Herman Broch lui consacre un superbe ouvrage, « Le tombeau de Virgile ». Que nous enseigne Enée et qui est-il ? Qu’est-ce qui a motivé Virgile, pour l’écriture de ce livre, et pourquoi ne voulait-il pas que son texte fût publié ? Bien que resté inachevé, il le fut quand même, sur ordre d’Auguste.
L’auteur répond à toutes ces questions sur l’origine du poème et sa postérité. Elle revient d’abord sur la figure du protagoniste, caractérisé par sa « pietas », et se demande pourquoi il a fait l’objet de préjugés aussi sévères. Le problème, selon elle, ne vient pas du personnage, mais de la période à laquelle on le lit ; il est préférable de l’aborder en temps de guerre. Enée sur les ruines de Troie ne sait que faire, mais il continue, et commande une troupe d’hommes aussi misérables que lui. Sa leçon consiste à « répondre à la destruction par la reconstruction ». L’écriture de ce livre, placée sous le signe de Giorgio Manganelli dont les poèmes se situent en exergue de chaque chapitre, est aussi enrichie de vers de Virgile, le texte original et sa traduction. L’auteur évoque le caractère déconcertant de sa relecture du livre, et la libération psychique qu’elle a suscitée. Puis elle retrace le parcours du poète, intimement lié aux larmes, comme celui d’Enée, et dont Mantoue, la ville natale a été fondée par Manto, remplissant un lac marécageux avec les siennes. Virgile avait été formé à la rhétorique, mais après une première expérience désastreuse à Rome, il s’était tourné vers la littérature, en dépit des réticences de ses parents. C’est avec ses églogues qu’il investit la sphère littéraire en 39 avant notre ère. Elles lui permirent de survivre à l’effondrement de la République et à la guerre civile. De retour dans sa ville natale, il découvrit la spoliation des terres familiales par le futur Auguste. Avec ses amis, il tenta de s’immiscer, sans succès, dans la politique, puis s’installa à Naples où il écrivit les « Géorgiques ». Mécène le présenta à Octave pour qu’il pût déclamer son texte, qui charma tant le princeps qu’il demanda à Virgile de célébrer la gloire de Rome, passée, présente et à venir, dans un poème épique qui surpasserait « l’Odyssée », et le poète accepta. Mais après le suicide d’un de ses amis, persécuté pour ses opinions politiques, en -26, Virgile, censuré par le Sénat, se sentait beaucoup moins désireux d’écrire cette épopée. Il la laissa inachevée, en partie à cause de son perfectionnisme, en partie parce qu’il avait cessé de croire en Auguste et répugnait à l’intégrer au poème. Il quitta l’Italie pour fuir les demandes incessantes du « princeps » qui y tenait, vers 21 av. JC et se rendit à Athènes, arguant qu’il devait se documenter. Malade, il fut ramené en Italie où il mourut, à peine débarqué, à Brindisi, le 21 septembre de l’an 19, avant d’être enterré à Naples.
Cette biographie de Virgile pousse l’auteur du livre à interroger la notion de destin présentée dans « l’Énéide ». Elle interprète celui-ci comme une partie que tous sont en train de jouer, avec des règles identiques, certains gagnants, d’autres perdants, le Destin servant d’arbitre. Le poète intervient dans le prologue, signalant sa présence. La trame du récit ne se présente pas comme une série d’exploits, même s’il est jalonné de multiples épisodes, mais vise à l’accomplissement d’une mission précise, par un héros prédestiné : fonder Rome. Virgile s’empare d’une allusion homérique pour écrire un long poème épique. Comme le rappelle avec justesse Andrea Marcolongo, l’étymologie du mot latin destin vient d’un participe passé du verbe « fari », raconter, lui-même issu d’une racine indo-européenne, et peut être rapprochée de celle de « fabula », dans son sens de récit. Le lecteur antique, contrairement à celui, contemporain, qui recherche l’effet ou la nouveauté, attendait juste d’être séduit. L’histoire d’Enée est celle d’une acceptation de son destin, ce « fatum » que l’on pourrait traduire par « obligation » Anchise, en revanche, tente de s’opposer au « fatum », et Didon semble l’ignorer. Ces différentes réactions des personnages de « l’Énéide » tissent cette insaisissable sensation de mélancolie qui parcourt le livre. Les dieux qu’honore Enée semblent eux-mêmes soumis au Destin.
Mais la caractéristique principale du protagoniste du récit est d’être « un héros de l’après-guerre », dont la mission consiste à reconstruire. Contrairement à Ulysse, il ne se définit pas par la ruse, mais la « pietas », qu’Andrea Marcolongo traduit ici par « sens du devoir ». Cette « pietas » n’a rien de chrétien, mais se confond avec l’idée de but à atteindre. L’origine controversée de son nom peut renvoyer au mot grec « ainos » (louange, histoire) ou à un autre terme, homonyme, « ainos » (terrible, effrayant). Dans « l’Iliade », il ne gagne ni ne perd, joue un rôle de second plan, et se caractérise par son absence ou ses disparitions. Son aspect physique demeure fantomatique, sa dimension mémorable réside moins dans son corps que dans sa détermination, sa constance, sa fermeté. « L’Énéide » peut se lire comme une leçon de vie, admettant l’horreur de la souffrance et du mal, et le scandale de la mort, la leçon du survivant, qui aspire à se relever sans cesse.
Andrea Marcolongo aborde ensuite la façon dont « l’Énéide » pose la question de la femme, et s’efforce de comprendre les souffrances féminines dans le mythe. Contrairement à d’autres héros grecs, Enée ne promet rien à Didon et la prévient qu’il partira. Avec l’épisode de la douleur de l’héroïne, Virgile a fait, dit l’historienne, « une madeleine de Proust » de l’épopée. Didon concentre la souffrance de toutes les femmes abusées avant elle, et Virgile emploie le mot « culpa » pour désigner non la faute d’Enée, selon l’auteur du livre, mais sa responsabilité. Andréa Marcolongo analyse ensuite les figures des autres femmes aimées par le héros, Créuse et Lavinia, avant de montrer comment émergent, en filigrane, dans « l’Énéide », toutes les fêlures émotionnelles de Virgile, l’histoire d’amour tragique de Didon et Enée renvoyant à la déception et au désamour du poète pour l’empire d’Auguste. Elle questionne alors le choix d’adhésion de Virgile à son époque et les implications de ses préférences politiques. Elle refuse l’idée reçue qui ferait de lui un écrivain inféodé au pouvoir, et montre qu’il n’avait pas tout à fait compris, de même que ses concitoyens, la nature du principat d’Auguste, auquel il était censé fournir un fondement narratif. Avec humour, elle compare la stratégie de communication du chef à celle de Donald Trump, à quelques nuances près, imaginant un slogan du type : « make Rome great again ». Sauf que dans les deux cas, l’époque de la grandeur mythique ne saurait être précisée. Le but d’Auguste était de faire adhérer le peuple romain à son dessein et de faire de celui-ci une idéologie. Si le poème de Virgile ne constitue pas une « Augustéide », il n’exclut pas pour autant l’empereur. C’est pourquoi l’historienne tente de démêler dans le récit ce qui relève du mythe et ce qui ressortit à l’actualité politique de l’époque, en se concentrant sur les différents niveaux temporels, d’Enée ou de Virgile, entre chronique « du passé mythologique de Rome mais aussi de son futur historique ». Les catastrophes annoncées dans le récit virgilien donnent une impression d’imminence d’autant plus forte que le lecteur antique sait qu’elles se réaliseront, créant un effet « de puissante dystopie », en particulier dans l’épisode des Enfers.
Bien que « l’Énéide » se déroule en Italie, le lecteur se confronte à l’effet d’étrangeté créé par le manque de description des « topoï », ou lieux concrets. Certains endroits, associés à des références littéraires, paraissent revêtir une dimension ornementale. L’Italie ne possède pas de capitale, juste des périphéries, une topographie qui reflète la nostalgie politique et idéologique de l’écrivain, qui ne peut dire, à son grand regret, comme Enée de Rome : « Ici est ma maison, voici ma patrie. » Son texte célèbre l’avant, la Mantoue de son enfance, si différent de l’après, la Rome contemporaine. Il raconte aussi le mélange entre le sens grec de la mesure et de la proportion et de l’irrationalité latine, composant ce que l’on appelle le « caractère méditerranéen ».
Le texte de Virgile a été manipulé pendant les 20 ans de la dictature fasciste, qui n’y a rien compris, mais a voulu faire de la romanité, assimilée à l’italianité, sa marque de fabrique. L’auteur s’attache donc à le défasciser en recourant à la philologie. Enée n’est pas le héros brutal et sans peur que promouvait Mussolini, qui choisit d’en ignorer le passé troyen, tout comme la « nature hybride des peuples au centre du poème ». Les propos de Virgile montrent pourtant que les perdants sont ces Italiques servant aux fascistes de garant de l’italianité, les gagnants les porteurs de la tradition grecque, et c’est de ce mélange qu’est né le peuple des Romains.
Quant au style du poète, que l’auteur compare à une symphonie (Homère étant selon elle un « rocker »), il se caractérise par une musique mais aussi une langue particulière. Héritier de mots souvent galvaudés, Virgile doit opérer un tri, et exclure toute forme de préciosité ou de flagornerie. Il préfère les archaïsmes, les grécismes ou les termes de la langue commune aux néologismes, et privilégie en toute occasion l’élégance, sans se soucier de plaire au lecteur. Confronté à l’urgence de prendre position, et aux discours vides de certains contemporains, Virgile s’attache à inventer une forme stylistique fondée sur l’ordre et l’unicité de la structure narrative. C’est dans la fermeté et l’harmonie de son style qu’il faut chercher sa résistance. Sa langue est élevée, et utilise de façon récurrente « l’hysteron-proteron », figure de rhétorique qui inverse l’ordre chronologique de deux événements pour conférer au premier une force poétique. La modernité du texte virgilien relève de sa stylistique subjective, commentée par Andrea Marcolongo, qui y voit une trace de l’humanité du poète. Enfin, elle se penche sur la réception postérieure du texte, et l’influence qu’il a exercée sur bon nombre d’écrivains.
Aux antipodes des ouvrages de développement personnel, le livre d’Andrea Marcolongo, par son analyse précise, rigoureuse et érudite de l’Énéide, dont elle exprime toute l’humanité, nous enseigne la manière de survivre en temps de crise.
Marion Poirson-Dechonne
articles@marenostrum.pm
Marcolongo, Andrea, traduit de l’italien par Béatrice Robert-Boissier, « L’art de résister : comment l’Énéide nous apprend à traverser une crise », Gallimard, « Hors-série connaissance », 14/10/2021, 1 vol. (258 p.), 21€
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