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Le bonheur totalitaire. Un titre problématique, faisant surgir une multitude de questions. Comment peut-on associer le totalitarisme à l’idée de bonheur ? C’est pourtant la thèse qu’ose formuler l’auteur de ce livre. Nous savons que les utopies de la Renaissance portaient déjà en elles une forme de totalitarisme. L’historien des idées Bernard Bruneteau ose formuler l’idée que le totalitarisme européen du siècle dernier, qui a régné par la terreur, a su séduire aussi en promettant le bonheur. De façon tout aussi audacieuse, l’auteur compare point par point certains aspects de la Russie stalinienne avec d’autres de l’Allemagne nazie, en nous offrant un troublant miroir. À partir des avancées les plus récentes des historiens de la première moitié du XXè siècle, il propose un ouvrage de réflexion aussi original que stimulant, fondé sur diverses sources archivistiques.

Le millénarisme comme fondement idéologique

Le bonheur totalitaire s’articule selon quatre axes, correspondant aux parties du livre : promettre, promouvoir, protéger, fasciner, qui permettent de démonter les mécanismes ayant permis le succès de ces deux régimes politiques. Deux citations, l’une de Staline, l’autre de Hitler, mettant l’accent sur l’idée de bonheur, sont placées en exergue de l’ouvrage, qu’elles éclairent. La dimension coercitive et répressive des régimes étudiés a fait oublier des historiens la promesse messianique qu’ils contenaient. « Promettre, dans l’attente du Millénium », dit le sous-titre de la première partie. En effet, Bernard Bruneteau se penche sur la dimension religieuse et millénariste de ces deux régimes totalitaires, privilégiant une organisation liturgique et une forme de dévotion religieuse. Il montre comment leurs morales « s’inspirent du culte religieux à l’égard de l’État », un État qui s’incarne dans le Chef, représentant de la classe ou du peuple. Elles empruntent son vocabulaire au christianisme et considèrent tous les opposants comme des hérétiques, le crime majeur étant de « faire obstacle à la souveraineté du pouvoir ». Sécularisation des croyances et désir de réenchanter le monde accompagnent ces mouvements, dans un contexte de modernité triomphante propice à la résurgence de mythes apocalyptiques comme à la naissance de mythes régénérateurs. À l’inspiration millénariste du nazisme répond le millénarisme scientiste du communisme. À la reformulation millénariste du bolchevisme font écho la gnose raciste et l’aspiration à un Reich destiné à durer mille ans, fondé sur l’eugénisme et la haine du capitalisme financier.

Société sans classes et promotion sociale ?

Le deuxième aspect auquel se réfère l’auteur du livre met l’accent sur l’idée de promotion. Se convertir à ses régimes ou les soutenir efficacement comportait un certain nombre d’avantages, rétributions morales ou politiques, matérielles ou sociales, qui ont exercé une motivation certaine sur leurs adeptes. Le stalinisme a permis des formes spectaculaires d’ascension sociale, que détaille le livre. Formation intellectuelle, acquisition d’une position supérieure dans l’appareil du parti à divers niveaux, bénéfices matériels : on ne peut résumer l’histoire politique des années 1930 à la violence et la terreur, même si celles-ci furent bien réelles. En Allemagne, on assiste à la création de nombreuses organisations sociales et professionnelles spécialisées. Il s’agit de contrôler la société, mais aussi de l’absorber, en formant des éducateurs et des propagandistes, et en survalorisant le principe du chef (Führerprinzip). Les ingénieurs ont aussi été mis en avant, tant en Allemagne qu’en Union soviétique, où la planification industrielle a nécessité un développement numérique important de cette catégorie professionnelle. La génération des ingénieurs du plan s’est substituée aux « spécialistes bourgeois ». À l’hégémonie des ingénieurs de l’Union soviétique répond le nombre conséquent de ces derniers dans l’Allemagne nazie. Au centre de l’État totalitaire, les ingénieurs du Reich doivent conduire le réarmement, permettre l’autarcie et assurer la production. Mais les ouvriers sont également mis en vitrine dans ces deux pays, avec la valorisation du stakhanovisme sous Staline (assurant un certain nombre de privilèges) et la transformation de la Communauté du peuple allemand en Communauté de performance (Leistungsgemeinschaft), même si la condition ouvrière, dans la réalité, s’avère nettement moins idyllique. Beauté du travail et bonheur social sont censés motiver les masses. Le Komsomol (association de la jeunesse communiste) participe, comme les Jeunesses hitlériennes (Hitlerjugend), à la construction de l’idéal collectif. Mais une question émerge aussi, celle de la femme et de son statut dans la société. Si dans ces deux pays la vision de la famille et de la maternité joue un rôle important, un certain nombre de femmes se voient aussi offrir des possibilités nouvelles : accès aux études supérieures, aux métiers qualifiés et aux postes de responsabilité. Les films russes mettent aussi en avant la figure de la soldate rouge ou de la tireuse d’élite.

Rassembler en excluant

La notion de protection renvoie à la nature socialement providentielle de ces régimes, qui continue à diviser les historiens. En Union soviétique, le mythe du peuple laborieux véhiculé par la propagande donne la vision d’un monde kolkhozien sans classes dans un pays ayant renoncé aux antagonismes des peuples. Le pays mène une politique de discrimination positive qui se focalise sur les singularités culturelles nationales, dans la mesure où celles-ci peuvent servir à construire le socialisme. Cette politique porte un message antiraciste diffusé par la propagande, au moment même où le IIIè Reich se caractérise par une législation raciste, tandis que sous Staline, l’ennemi de classe est combattu avec ardeur. Bien sûr, pour tous ses bénéficiaires, l’État social soviétique n’a rien de mythique. De même, la « Communauté du peuple » constitue le mythe moteur du régime nazi. Paradoxalement, son ambition d’en finir avec le conflit de classe a emprunté les voies de la violence la plus brutale, tout en séduisant les masses par « un imaginaire esthétique volontiers fusionnel », fondé sur un calendrier riche en célébrations, et un langage architectural spécifique, celui de l’esplanade et celui du stade, qui refusait de séparer les acteurs du public. Ces deux régimes, ce qui pourrait paraître en contradiction avec le refus de la société de consommation, ont favorisé une forme de consumérisme très encadrée.

Urbanisme triomphant ou retour à la nature ?

Mais la pensée utopique forgée par ces deux types de totalitarisme s’est référée à des communautés humaines idéales, la première en lien avec l’Arcadie heureuse, un lieu champêtre dont les habitants vivaient en harmonie avec la nature. La seconde, qui rappelle Utopia de Thomas More et La cité du soleil de Campanella, se voulait urbaine. Les cités soviétiques mettent l’accent sur la verticalité, le gigantisme, le façadisme et le choix de matériaux impérissables, destinés à délivrer un message : celui de la grandeur, la fermeté et la joie du prolétariat, mû par un idéal démocratique. En Allemagne, en revanche, domine le désir de protection de la nature, le retour aux racines terriennes et à la vie saine des champs, comme l’attestent les innombrables textes de propagande. L’urbaphobie doit se lire comme le principe unificateur du libéralisme comme de l’antimarxisme et enfin du racisme. Nouvelle politique agraire et conception de villes vertes visent à sauvegarder le Heimat, concept né au XIXè siècle. Au centre, l’homme nouveau, qu’il s’agisse du surhomme d’inspiration nietzschéenne, ou le « surhomme rouge par édification » permettent l’avènement de ces sociétés utopiques.
Livre très documenté, loin des idées reçues, l’ouvrage de Bernard Bruneteau permet de mieux comprendre les mécanismes qui ont régi le nazisme et le stalinisme et favorisé leur avènement. En montrant les points communs et les différences, il incite le lecteur à questionner l’histoire contemporaine, et permet de mieux comprendre la fascination exercée sur les masses.

Bruneteau, Bernard, Le bonheur totalitaire : la Russie stalinienne et l’Allemagne hitlérienne en miroir, Le Cerf, 03/02/2022, 1 vol, 24€.

Image de Marion Poirson

Marion Poirson

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