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Pierre Abou, Le cercle des chacals : le Paris outragé d’Ernst Jünger et des nazis francophiles, Le Cerf, 16/05/2024, 1 vol. (373 p.), 25€

Paris, juin 1940. L’Hôtel Majestic, symbole de luxe et d’élégance, devient le quartier général du commandement militaire allemand en France. Derrière la façade froide et efficace de l’appareil d’Occupation, se cache une réalité bien plus complexe et insidieuse : celle d’une collaboration lettrée, orchestrée par des officiers allemands cultivés et francophones. Pierre Abou, dans son ouvrage Le Cercle des Chacals, nous plonge au cœur de ce pouvoir occulte et démasque les architectes de l’ombre.

Paris, capitale humiliée

La défaite de 1940, brutale et inattendue, laisse la France exsangue et humiliée. Paris, cœur battant de la nation, voit ses artères majestueuses, ses places emblématiques foulées par les bottes de la Wehrmacht. L’Hôtel Majestic, monument ostentatoire du luxe parisien, autrefois lieu de rencontre des élites internationales, devient le siège du commandement militaire allemand en France (MBF). C’est dans ce lieu chargé de symboles que s’installe le pouvoir occulte qui va gouverner le pays pendant quatre longues années.
Pierre Abou, dans Le Cercle des Chacals, ne se contente pas de retracer la chronologie de l’Occupation. Il s’attache à décrypter les mécanismes de la collaboration, et met en lumière le rôle central joué par une élite intellectuelle allemande dans la vassalisation du pays et la mise en œuvre de la Solution finale. Loin de l’image stéréotypée de la « barbarie nazie », l’ouvrage révèle l’existence d’un groupe d’officiers allemands, cultivés, francophones, qui sous couvert d’un intérêt pour la culture française, ont orchestré méthodiquement la destruction de la nation française. Le Cercle des Chacals est un ouvrage essentiel pour comprendre la complexité de la Collaboration et déconstruire le mythe d’une Wehrmacht « correcte », distante des crimes du régime nazi.

Les hommes du Majestic

L’Hôtel Majestic, avec ses salons feutrés, ses couloirs interminables, ses chambres luxueuses transformées en bureaux, devient le centre névralgique du pouvoir en France occupée. C’est là que se croisent, se rencontrent, s’affrontent les hommes qui vont décider du sort du pays. Pierre Abou, à travers des portraits saisissants, nous fait découvrir les architectes de l’ombre.
Werner Best, le « nazi de l’ombre », comme le qualifie Ulrich Herbert dans sa biographie, est un juriste brillant et ambitieux. Dès ses jeunes années, il adhère aux principes völkisch qui prônent la suprématie de la « race » allemande et la nécessité d’un « nouvel ordre européen » sous domination du Reich. Il rejoint le parti nazi en 1930, puis intègre la SS, organisation paramilitaire chargée de la sécurité du régime. Best, grâce à son intelligence et à son absence totale de scrupules, gravit rapidement les échelons du pouvoir. Il participe activement à la « Nuit des Longs Couteaux » de 1934, qui permet à Hitler d’éliminer ses opposants au sein du parti nazi. Nommé à la tête du Sipo-SD, la police politique du régime, Best réorganise l’appareil répressif allemand et théorise la mise en place d’un État policier fondé sur la toute-puissance du Führer et la suppression des libertés individuelles. En 1940, il est nommé à la tête du département « Administration » du MBF.
À Paris, Best déploie son talent de manipulateur et met en œuvre sa stratégie d’ »administration de surveillance », théorisée dans un article publié en juin 1941. Pierre Abou cite Werner Best :

L’administration militaire allemande en France constitue une sorte d’administration de surveillance (Aufsichts‑Verwaltung) selon la volonté du commandement allemand et selon l’engagement pris par le gouvernement français, dans la Convention d’armistice, d’administrer par ses propres moyens la population en zone occupée sous le contrôle de l’administration militaire allemande.

Cette « administration de surveillance », c’est l’art d’utiliser les structures administratives françaises pour imposer la domination allemande, tout en maintenant les apparences d’une collaboration consentie. C’est Werner Best qui, dans une note confidentielle, propose de substituer la déportation des Juifs aux exécutions d’otages, jugées contre-productives.
Hans Speidel, chef d’état-major du MBF, est un officier brillant et ambitieux. Il a une connaissance approfondie de la France, ayant travaillé comme attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne à Paris avant la guerre. Speidel est un partisan convaincu de la vision völkisch d’une Europe sous domination allemande. Il voit dans l’Occupation de la France une opportunité pour imposer la domination du Reich.
Speidel est l’artisan de la répression et du contrôle de la société française. Il organise les rafles, les exécutions d’otages, la déportation des Juifs. Il est l’auteur des rapports mensuels (Lageberichte) adressés à Berlin, qui rendent compte de l’état de l’opinion française et de la situation politique et militaire du pays.
Ernst Jünger, écrivain célèbre, auteur d’ « Orages d’acier », récit autobiographique de la Première Guerre mondiale, est mobilisé en 1939. Affecté à Paris en 1941, il est nommé à la tête du service de censure du MBF. Jünger, dandy en uniforme, cultive l’image d’un esthète désabusé, observateur distant des événements. Pierre Abou, s’appuyant sur des archives inédites et des témoignages directs, démasque les mensonges et les omissions du « Journal parisien » et révèle la véritable nature du rôle joué par Jünger au Majestic. Pierre abou écrit :

Le dénominateur commun de ces diverses tâches est l’observation des forces hostiles, internes ou externes à l’armée par la surveillance des échanges quels que soient leurs supports, ce que dans un autre contexte on eût désigné par les "grandes oreilles" du Commandement.

Jünger n’est pas le « résistant passif » qu’il prétend être. Il est un rouage essentiel de la machine répressive nazie. Il participe activement à la surveillance des communications, à la répression des désertions et à la mise en œuvre de la Solution finale. Sa confiscation des lettres des fusillés de Châteaubriant, dont celle du jeune Guy Môquet, est un acte révoltant qui révèle la duplicité et le cynisme de cet « éclaireur de la barbarie ».

La France sous surveillance

La France occupée est une société sous surveillance. Les conversations téléphoniques sont écoutées, les lettres sont ouvertes, les télégrammes sont interceptés. Rien n’échappe à la vigilance des « grandes oreilles » du MBF. Les « hommes du Majestic », nourris d’une vision paranoïaque du monde, voient des ennemis partout.
Hans Speidel, soucieux de donner une caution intellectuelle à la domination allemande, crée le « Cercle George », un groupe d’officiers qui se réunit régulièrement au George V pour discuter de la « question française ». Loin d’être un think tank indépendant et critique du régime nazi, le Cercle George est en réalité un lieu où s’affirme l’adhésion des participants aux principes du national-socialisme et à la vision völkisch d’une Europe sous domination allemande. Pierre Abou écrit :

Un tel cercle, où la hiérarchie est mise de côté pendant la tenue des séances, comble donc le vide idéologique radical conservateur qui commençait à s’installer. (…) Dans cette "cour", les proximités intellectuelles revêtent plus d’importance que les uniformes, les galons et les structures.

Jünger, participant actif des discussions, y joue le rôle de conseiller politique et stratégique. Il se targue d’avoir introduit dans les rapports à Berlin des éléments critiques des exécutions d’otages. Pierre Abou met en évidence les faiblesses de cette position, et révèle l’implication de Jünger dans la répression des désertions et la surveillance des communications.
La mise en place d’un vaste système de surveillance des communications, avec le concours actif de l’administration française, permet au MBF de contrôler l’opinion publique, de traquer les résistants et de préparer la mise en œuvre de la Solution finale. Jünger, grâce à son accès privilégié aux informations collectées par son service, se forge une connaissance approfondie de la société française.

La mémoire falsifiée

La défaite de l’Allemagne nazie ne signifie pas la fin de l’histoire. Les « hommes du Majestic », pour la plupart, échappent à la Justice. Le non-lieu généralisé dont ils bénéficient est une insulte à la mémoire des victimes. Pierre Abou, s’appuyant sur des archives judiciaires inédites, révèle l’ampleur de ce déni de justice :

Au total, la justice française n’a pas brillé par son efficacité à l’égard des hommes du Majestic. Seul un procès collectif aurait été adapté à la recherche des responsabilités dans un contexte de grande complexité administrative. Les autorités françaises en disposèrent autrement. Ce choix peut expliquer en partie l’échec des instructions qui seront conduites individuellement contre divers membres du MBF.

L’absence de procès collectif et la mort opportune de certains responsables du MBF, comme Carl Heinrich von Stülpnagel, permettront aux autres de se disculper et de poursuivre une brillante carrière dans l’Allemagne d’après-guerre.
Werner Best, après un bref passage en prison au Danemark, devient le défenseur infatigable des anciens nazis et participe activement à la réhabilitation de la Gestapo. Il se présente comme un juriste respectable, victime d’un régime qu’il aurait désapprouvé.
Hans Speidel, devenu général dans la Bundeswehr, occupe des postes importants au sein de l’OTAN. Il est présenté comme un héros de la résistance au nazisme.
Ernst Jünger, grâce à l’appui de ses réseaux français, parvient à faire publier ses journaux de guerre et à renouer avec le succès. Il cultive l’image d’un esthète désabusé, distant du régime nazi. François Mitterrand, fasciné par l’écrivain, ferme les yeux sur le passé de l’ancien officier du Majestic et en fait un symbole de la résistance allemande au nazisme.

La mémoire collective, ainsi falsifiée, occulte le rôle joué par les « hommes du Majestic » dans les crimes de l’Occupation. Le mythe d’une Wehrmacht « correcte », distante des crimes du régime nazi, perdure.

Du déni à la vérité

Le Cercle des Chacals de Pierre Abou est un ouvrage essentiel pour comprendre la complexité de la Collaboration. L’auteur, à travers une enquête rigoureuse et documentée, nous révèle les mécanismes de la collaboration lettrée et démasque les mensonges d’une élite intellectuelle allemande qui, loin de résister passivement au nazisme, a participé activement à la mise en œuvre de la Solution finale en France.
L’ouvrage est un appel à la vigilance face aux tentatives de réhabilitation des criminels nazis. La mémoire, pour être juste, ne doit pas se réduire aux discours commémoratifs et aux arrangements avec la vérité. Il est temps de regarder en face la vérité, aussi douloureuse soit-elle, et de rendre justice aux victimes.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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