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Amélie-Myriam Chelly, Le Coran de sang : le blasphème de Saddam, Le Cerf, 22/02/2024, 1 vol. 18€

C’est dans un décorum de sang et de terreur, entre cauchemars éveillés et ivresses mégalomaniaques, qu’Amélie M. Chelly nous livre un essai glaçant sur les dérives du régime dictatorial de Saddam Hussein en Irak. Spécialiste reconnue de la philosophie politique et du rapport complexe entre religieux et politique dans les sociétés musulmanes, elle apporte avec cette œuvre un éclairage cru sur les rouages de la terreur sous une dictature prête à toutes les folies et les compromissions.
Née en 1983 à Marseille, Amélie-Myriam Chelly possède un brillant parcours académique dont témoigne son expertise pointue sur le Moyen-Orient. Après des études supérieures en histoire et philosophie entre Aix-en-Provence et la Sorbonne, elle se spécialise sur l’Iran et les tendances islamistes, devenant une chercheuse associée reconnue au sein du CADIS (EHESS-CNRS). Parallèlement à ses activités d’enseignement en philosophie, Amélie Myriam Chelly est également l’auteure de plusieurs ouvrages salués par la critique, parmi lesquels Iran, autopsie du chiisme politique et surtout de l’extraordinaire Dictionnaire des Islamistes. Régulièrement sollicitée par les médias pour son analyse des enjeux géopolitiques au Moyen-Orient, elle met ici toute son expertise des sociétés musulmanes contemporaines au service d’une radiographie sans concession du régime de Saddam Hussein. Précisément documenté, Le Coran de sang fait la lumière sur l’un des épisodes les plus sordides de cette dictature : l’instrumentalisation politicienne du religieux à travers la rédaction d’un Coran avec le sang même du tyran !

La damnation d'un artisan du Beau

À mes yeux, le protagoniste principal de cet essai se prénomme Abbas. Modeste calligraphe, sa vie bascule lorsque le tyran en personne lui commande l’impensable : rédiger un Coran complet en utilisant son propre sang comme encre sacrilège. Dès lors, ce virtuose des arabesques raffinées et des entrelacs délicats, va sombrer corps et âme dans une sinistre et vertigineuse chute aux enfers.
Imaginons les angoisses existentielles du pauvre Abbas, écartelé entre sa dévotion pour son art et l’abominable besogne qu’on lui a forcé d’accomplir. Ses nuits sont désormais hantées par le spectre de ce Coran maudit qui, imbibé du sang du dictateur, lui échappe invariablement sous des formes variées : brûlé, déchiré, souillé, dispersé aux quatre vents ou englouti par les eaux fangeuses du Tigre… Autant de cauchemars récurrents et de visions dantesques qui sonnent comme d’atroces présages pour le calligraphe. Son épouse Najah, effrayée témoin impuissant du supplice que s’inflige son mari, ne manque pas de mettre en garde Abbas. Elle tente par tous les moyens de le convaincre d’abandonner cette terrible besogne que, selon elle, Dieu lui-même désapprouve. Mais rien n’y fait, la machine infernale est en marche, Abbas semble ne plus pouvoir y échapper.

Pulsions sadiques au cœur du régime irakien

Parallèlement au calvaire du calligraphe Abbas, qui perd peu à peu l’usage de la vue, Amélie-Myriam Chelly dissémine au fil du récit de saisissants éclairages sur la psyché dérangée des principaux membres du clan dictatorial irakien. Elle s’attarde notamment, avec une crudité quasi clinique, sur la personnalité profondément déviante et versatile de l’héritier Oudaï. Digne d’un Caligula mésopotamien assoiffé de sang et de chairs fraîches, ce fils indigne de Saddam est dépeint comme un être mû par les pulsions les plus sombres et les plus anarchiques. Raffolant des sévices infligés à autrui, le despote en herbe serait ainsi dans l’incapacité de résister à la tentation d’assouvir les penchants les plus sadiques et barbares qui l’animent. L’autrice le décrit par petites touches comme un prédateur impulsif, qui aurait régulièrement kidnappé de jeunes femmes dans les rues de Bagdad pour assouvir sur elles les fantasmes les plus inavouables, avant de les achever sauvagement une fois repu. Ces meurtres de proies innocentes sont présentés comme de vulgaires passe-temps pour le monstrueux Oudaï, qui en 1988, lors d’une réception donnée en l’honneur de l’épouse du président égyptien Hosni Moubarak, n’avait pas hésité à agresser à l’aide d’un club de golf le garde du corps préféré de son père, de l’achever avec son pistolet, et de le démembrer lui-même à l’aide d’ustensiles de cuisine. Amélie-Myriam Chelly brosse ainsi le portrait glaçant d’une bête assoiffée de sang, dont l’humeur versatile et la soif de chair fraîche plongent dans une terreur permanente tous ceux qui croisent son chemin, y compris ses plus proches collaborateurs. Faisant du corps de ses victimes son terrain de jeu, le fils du dictateur semble puiser dans la souffrance d’autrui les mêmes délices esthétiques que le marquis de Sade tirait de ses fantaisies littéraires cruelles. Fasciné par les raffinements extrêmes de la torture, il rappelle également la comtesse Báthory assassinant de jeunes paysannes pour utiliser leur sang afin de préserver sa beauté et sa jeunesse ; la noble hongroise préfigurait les accès de rage meurtrière du sanguinaire du fils de Saddam.

Le monstre invincible : le Coran de sang de Saddam

Derrière le rideau de fumée d’un prétendu rigorisme religieux, le régime baasiste cachait en son sein des esprits sadiques versés dans toutes les déviances et jouissant des raffinements les plus extrêmes en matière de barbarie et de cruauté. Mais la grande force du Coran de sang est de mêler différents niveaux de lectures. Derrière des pages oppressantes perce en filigrane une réflexion d’une brûlante actualité sur l’Irak contemporain, déchiré entre tradition et modernité. En effet, le Coran de sang est décrit comme un possible brandon de discorde, une menace planant sur l’unité déjà fragile du monde musulman.

Vous n’imaginez pas que vous allez créer un objet qui sera condamné à être éternellement caché. Comme une bombe dont on ignore à quel moment elle explosera et qu’il faudra donc toujours terrer le plus loin possible des vivants. Vous allez fabriquer un monstre invincible que nul ne pourra jamais éliminer pour protéger l’humanité de sa force destructrice et cruelle, parce que, Messieurs, un Coran ne peut être détruit. C’est la pire des transgressions, située bien au-dessus de tous les péchés majeurs et, en même temps, ce Coran sera illicite. Il sera l’incarnation même du blasphème.

Ce concept renvoie à celui de “fitna” dans la pensée islamique, notion désignant une situation de trouble, de chaos voire de guerre civile au sein de la communauté des croyants. Le Coran impur de Saddam pourrait ainsi attiser les dissensions entre sunnites et chiites et aggraver les fractures du monde arabo-musulman.

Saddam, le "Dieu vivant" d'un Coran blasphématoire

Mais au-delà de la dimension politique, Amélie M. Chelly pousse également son lecteur, à travers cette histoire sordide, à s’interroger sur la nature même du sacré. En effet, la supercherie du Coran de sang révèle combien le caractère sacré peut être facilement instrumentalisé par le politique, au service des desseins insondables d’un autocrate aussi fou que sanguinaire. Derrière l’entreprise sacrilège du Coran s’invite ainsi une réflexion troublante sur les nombreuses ambiguïtés du régime. Comment concilier le prétendu rigoriste religieux au sein duquel baigne l’Irak de Saddam Hussein avec la propension de ses dirigeants à transgresser allègrement tous les préceptes et tabous les plus sacrés de l’islam ?
L’autrice interroge ainsi la sincérité de ce supposé investissement spirituel du dictateur. Dans quelle mesure la référence religieuse exacerbée n’est-elle pas qu’un écran de fumée dissimulant l’irréligiosité foncière du tyran ? Le Coran de sang ne serait-il pas l’avatar monstrueux d’une manipulation blasphématoire de la parole divine à des fins de propagande politique ?
Derrière le prétexte de la glorification d’Allah, ne faudrait-il pas plutôt déceler une forme de déification de la figure de Saddam Hussein ? En accolant son nom au Livre sacré, avec pour matériau son propre sang, le dictateur ne cherchait-il pas à s’ériger lui-même en Dieu vivant aux yeux de son peuple ? Autant d’interrogations vertigineuses qui poussent le lecteur à questionner les ressorts intimes de toute idéologie du sacré, et la porosité redoutable entre le divin et le politique…

Quand l'art sublime l’horreur : hommage aux victimes de la dictature

Le songe prémonitoire du calligraphe Abbas annonce ainsi par métaphores successives le chaos sanglant qui ne manquera pas de ravager le pays après la chute du dictateur.
Témoignage poignant sur la folie des hommes dans ce qu’elle a de plus effroyable et de plus abyssal, Le Coran de sang rend aussi hommage à tous ces anonymes broyés par la machinerie infernale du régime. En dépit des pressions et des menaces, le calligraphe Abbas a accompli jusqu’au bout la sinistre besogne qu’on lui avait forcé d’accomplir.
Rongé par le remords et les cauchemars, il n’en demeure pas moins un homme habité par son art, derrière lequel transparaît une quête éperdue de beauté et de spiritualité. C’est aussi cette part d’humanité qui transcende le caractère abject de sa tâche, faisant de lui un héros tragique touchant aux confins du sacré.

À travers le destin brisé du calligraphe, Amélie-Myriam Chelly rend ainsi un vibrant hommage à tous ces anonymes qui, au milieu du fracas de l’Histoire, n’ont de cesse de puiser dans l’art et la création des raisons de résister à la barbarie des tyrans.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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