Benoit d’Halluin, Un cri dans l’océan, XO Éditions, 23/01/2025, 448 pages, 21,90€
Avec Un cri dans l’océan, Benoît d’Halluin orchestre une fresque romanesque d’une rare justesse, où l’intime s’enchevêtre au politique dans un ballet de courants contraires. Il y a Arun, jeune Cambodgien déraciné, amant fragile et silencieux d’Olivier, consultant parisien pétri d’arrogance et de cécité affective. Il y a Sophie, la sœur d’Olivier, océanographe marquée à jamais par une tragédie d’enfance, et confidente distante mais essentielle d’Arun, à qui elle ouvre un horizon de parole. Tous trois sont liés par un passé trouble, des non-dits familiaux, et une mer omniprésente — tantôt refuge, tantôt piège — qui charrie les blessures de la domination, du désir et de la mémoire. De la Méditerranée aux rivages de Thaïlande, d’un filet de pêche à un bar de Bang Saray, le roman explore, avec une pudeur poignante, ce qui relie les êtres à travers les silences, les abus et l’amour qui vacille.
Sous la mer, les cicatrices
Benoît D’Halluin nous convie d’emblée à un triptyque de destins et de lieux, tissant une toile narrative où les personnages se révèlent dans leur complexité et leur vulnérabilité intime.
Arun Leng, d’abord. Sa silhouette se dessine, ombre fragile entre deux mondes, celui d’un Cambodge natal fantasmé et d’un Paris où l’amour se paie au prix d’une douce, mais réelle aliénation. Son journal intime, fragments poignants qui scandent le récit, devient le réceptacle de son identité dérobée, une tentative désespérée de nommer l’innommable. « Moi, 36 ans. Là depuis 13 jours. » écrit-il, après sa capture, chaque mot pesant le poids d’une existence confisquée.
Face à lui, ou plutôt au-dessus de lui, se dresse Olivier Dupuis. Archétype du succès occidental, il incarne une forme de pouvoir tranquille, celui qui offre et qui, ce faisant, assujettit. Son appartement parisien, écrin luxueux, se mue en cage dorée pour Arun, et sa propre vie, malgré les apparences, semble résonner d’un vide que ni les promotions ni les conquêtes ne parviennent à combler. Sa fuite en avant professionnelle masque mal une fragilité, une quête de reconnaissance héritée d’une enfance sous le regard exigeant d’une mère. Lorsque son monde s’effondre avec la disparition d’Arun, sa propre interrogation résonne : « Tout de même… Abandonner son existence française simplement parce qu’il a entrevu le Cambodge de son enfance ou qu’il veut lui faire payer une soirée un peu arrosée, la démarche paraît excessive. » (p. 69).
Enfin, Sophie, sœur d’Olivier, dont l’existence est marquée par le sceau du feu et de l’eau. Survivante d’un incendie qui a défiguré son frère et meurtri son enfance, elle porte en elle les stigmates du passé. Sa mère lui assénant : « Regarde, regarde ce que tu as fait à ton frère ! Tu as abîmé mon fils ! » La mer devient son refuge, son ancre, son miroir. Chroniqueuse des silences marins, elle observe, écrit, tente de suturer ses propres plaies en pansant celles, plus vastes, de l’océan. Sa relation avec sa tante Marthe, figure solaire et libre, lui offre un modèle d’existence hors des sentiers battus, un contrepoint à la rigidité masculine qui l’entoure.
Ces trois âmes naviguent entre des pôles géographiques et émotionnels radicalement opposés. Pattaya, théâtre initial du drame, s’érige en métaphore d’un Orient à la fois désiré et exploité, lieu de tous les trafics, où le tourisme sexuel côtoie la traite humaine la plus abjecte. C’est la baie où tout bascule, où l’amour s’effrite et où Arun disparaît, happé par une mécanique infernale. Nice et la Riviera, avec leur lumière dorée et l’appartement des Néréides légué par Marthe, phare suspendu entre ciel et mer, offrent un espace de mémoire, de possibles retrouvailles et de douloureux bilans. Pour Sophie, c’est un ancrage vital, le lieu d’une écriture qui tente de nommer la catastrophe. Pour Olivier, c’est le retour tardif aux sources d’une enfance complexe, le seul lieu où une forme de rédemption semble envisageable. L’île d’Yeu, enfin, ancre de l’enfance de Sophie et Olivier, apparaît comme un lieu tellurique, sauvage, pétri de traditions maritimes ancestrales et de drames familiaux. L’île est le témoin muet des failles et des résiliences, le point de départ d’une conscience écologique et d’une révolte face à la destruction.
Ce que la mer ne dit pas
Le roman déploie ses thématiques avec une subtilité qui évite tout didactisme, laissant le lecteur assembler les pièces d’un puzzle émotionnel et sociétal complexe. Le parcours d’Arun constitue une descente aux enfers méticuleusement orchestrée, d’abord par la dynamique de couple avec Olivier, puis par les rouages implacables de la traite humaine. La « servitude dorée » à Paris, où le confort matériel se paie par la perte progressive d’autonomie et d’identité (« Tu t’es laissé séduire, tu t’es laissé convaincre de ne plus travailler, tu t’es laissé persuader que tu valais mieux que tes semblables, tu t’es laissé entretenir », pense Arun à lui-même), préfigure tragiquement l’esclavage en mer. Sa disparition n’est pas un simple fait divers, elle est le symptôme d’une prédation systémique. Son journal, véritable cri du cœur et acte de résistance ultime, témoigne : « Il FAUT que l’on sache les horreurs atrocités commises sur la mer. » Sa survie devient un combat pour préserver son humanité, comme lorsqu’il écrit : « À travers ces lignes, au moins, JE CONTINUE D’EXISTER. » Benoît D’Halluin montre avec une acuité terrible comment la vulnérabilité, qu’elle soit affective ou économique, expose à la déshumanisation.
Parallèlement, Sophie se profile comme la gardienne des silences et des douleurs. L’incendie de Ker Arnaud a laissé sur elle une empreinte indélébile, un « voile » qui teinte sa perception du monde : « Une fumée entre elle et le monde. ». Ce sentiment d’être là sans être là, la connecte de manière singulière à la souffrance de l’océan, cet autre grand silencieux dont elle devient la porte-parole. Sa relation avec la mer est ambivalente : espace de danger, elle est aussi et surtout son sanctuaire, le lieu d’une osmose quasi mystique. « Comme si, aujourd’hui, elle se réveillait pour la seconde fois… S’abandonnant tout entière, elle plonge alors. » Son engagement écologique, tardif mais viscéral, se nourrit de cette empathie profonde pour ce qui est blessé, pour ce qui est tu. Son projet d’écriture devient une urgence, une manière de transformer le trauma individuel en une parole collective.
Quant à Olivier, il cristallise les ambiguïtés du pouvoir. Son ascension sociale, marquée par une exigence de performance héritée de sa mère (« L’amour en échange de la réussite. »), se traduit dans sa relation avec Arun par une volonté de contrôle, une forme de colonialisme intime. « Il considérait donc le mariage non pas comme une assurance, mais, au contraire, comme un risque, celui d’être quitté. Un risque qu’il ne prendrait jamais. » Sa confrontation avec le vide laissé par Arun, puis avec les réalités brutales de la traite humaine, le force à une introspection douloureuse. Le psychiatre Girod le pousse à chercher son « Anima, “ce qui vous anime” », questionnant cette vie où la réussite a éclipsé l’être. Le chemin d’Olivier est celui d’une lente et difficile prise de conscience, non pas tant de sa culpabilité que de sa propre dépossession.
Un roman qui griffe, qui brûle, qui éclaire
L’œuvre de Benoît d’Halluin résonne bien au-delà de la fiction, touchant aux plaies vives de notre contemporanéité et aux éternelles interrogations sur le sens de nos existences.
Le roman explore avec finesse les dynamiques de pouvoir qui s’insinuent au cœur de l’intime. La relation entre Olivier et Arun, si elle est singulière, renvoie aussi à des schémas de “colonialisme affectif” où les disparités Nord-Sud, les héritages post-coloniaux, se rejouent dans la sphère amoureuse. Arun, quittant le Cambodge avec les fantômes de l’Indochine murmurés par son grand-père (« Découvre la patrie de la littérature, découvre la France pour moi qui n’y suis jamais allé. Pars, mais ne t’y perds pas. Reste le capitaine de ton âme. »), trouve à Paris une autre forme d’aliénation. La mémoire transgénérationnelle hante les personnages : le père de Sophie et d’Olivier, ancien pêcheur devenu simple matelot, porte le deuil d’un monde maritime révolu (« Plus de poissons, plus de filets, plus de pêcheurs… La fin d’un monde. » ; Sophie revit son traumatisme d’enfance face à la brutalité infligée à l’océan.
Ce faisant, le cri d’Arun, d’abord individuel, se mue en un hurlement collectif, celui des milliers d’hommes sacrifiés sur l’autel d’une industrie halieutique prédatrice, mais aussi celui de l’océan lui-même. Benoît D’Halluin excelle à montrer comment la destruction des écosystèmes marins et l’exploitation humaine sont les deux faces d’une même médaille, une barbarie mondialisée que notre société préfère ignorer. Les mots de Juan, porte-parole de Sea Shepherd, sont glaçants : « En réalité, il s’agit plutôt de trafic d’êtres humains. ». Le journal d’Arun, témoignage brut et insoutenable des conditions de vie sur ces bateaux fantômes, arrache le lecteur à son confort pour le confronter à l’urgence. L’urgence est double : humaine et écologique.
Si le roman se garde de toute résolution facile, il suggère que c’est peut-être dans l’océan même, ce témoin silencieux de tant d’horreurs, que réside une forme de refuge, ou du moins une vérité. Pour Sophie, l’océan est cet espace où « elle ne se baigne pas, elle communie ». C’est dans la contemplation de la mer déchaînée ou apaisée, dans sa lumière dorée de septembre à Villefranche que les personnages semblent trouver un sens, une issue, ou un miroir à leur propre tumulte. La mer est à la fois le lieu du crime et celui du possible salut, le vide juridique où s’abîment les droits humains et la force primordiale qui pourrait, si on l’écoutait, nous rappeler à notre propre humanité. Le récit de Sophie se conclut sur cette image : « Elle ouvre les yeux. Un cri dans l’océan. », laissant le lecteur avec le goût amer du sel et l’écho persistant d’une douleur qui n’a pas fini de crier.
Un cri dans l’océan est un roman qui laisse des traces, comme le sel sur la peau après une longue immersion. Benoît d’Halluin raconte bien plus qu’une histoire : il nous fait entendre la rumeur sourde des vagues qui portent en elles la mémoire des disparus et l’urgence d’un monde à sauver de sa propre folie. Un livre essentiel, à lire les yeux grands ouverts sur l’horizon, en écoutant le ressac des mots et des silences.

Chroniqueuse : Valérie Lounas
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