Il aura fallu attendre plus de quarante ans pour que paraisse en français ce petit chef-d’œuvre écrit par Gianfranco Calligarich en 1973 ; roman culte de la littérature italienne, il est enfin permis au lecteur français de le découvrir, traduit de manière admirable par Laura Brignon, aux éditions Gallimard.
Nous sommes en 1960, en Italie. Pour les amoureux de cette belle ville de Rome qui ont la chance de l’avoir sillonnée, les images affluent sans cesse : les vestiges antiques autour desquels virevoltent les automobiles déchaînées, les somptueuses églises baroques, les places joyeuses aux fontaines rafraîchissantes, et bien sûr les restaurants, les terrasses, jusqu’aux odeurs de viennoiseries titillant nos narines et nos papilles. Pour les autres, ils se référeront aux images inoubliables du film de Fellini, en particulier à la fameuse scène de nuit où la diva se baigne dans la fontaine de Trevi. On pourrait aisément confondre le narrateur Léo avec celui incarné par Marcello Mastroianni. Ambiance festive, futile, portée par des personnages quelque peu blasés, riches, désargentés, ou sans le sou comme Léo ; vedettes de télévision célèbres, écrivains mondains ou en perte d’inspiration comme Grazziano, l’ami de Léo ; femmes magnifiques, extravagantes, et en perte d’équilibre comme Arianna. Le problème est que tout ce petit monde s’ennuie : jouer aux échecs, manger et boire jusqu’au matin, cela ne peut suffire à nourrir une âme sensible. Léo déambule dans les rues, tourne en rond dans son hôtel, impuissant à trouver sa place dans une société décadente qui ne lui offre que de petits boulots ou de vains plaisirs. Il a quitté Milan qu’il n’aime pas, sa famille avec laquelle il a rompu, sans parvenir à s’intégrer dans cette société de paillettes menant une vie facile et s’étourdissant dans l’alcool. Seul l’amour pourrait le sauver ; et la jeune fille qu’il rencontre lui convient : belle, originale, imprévisible, artiste, mais aussi funambule que lui. Elle cherche l’équilibre que seul parvient à lui procurer l’argent. Écrivain raté, journaliste de dernière zone, intellectuel sans avenir, que peut lui offrir Léo ? Deux êtres se cherchent, s’aiment, mais ne réussissent pas à devenir un refuge l’un pour l’autre.
Rome est la ville du passé : elle enchaîne les âmes, prisonnières de sa beauté. Grazziano dit à Léo : « En Crête, il n’y a que des pierres, des cailloux… ». Le passé nous assujettit, et celui de Léo, c’est celui de son père traumatisé par une guerre cruelle dans laquelle il a laissé toute son énergie vitale, ce qui empêche le présent de jaillir et d’advenir. « […] nous, dit Grazziano, on était nés entre deux permissions et les mains qui avaient caressé les reins de nos mères dégoulinaient de sang… on avait les pères les plus « brancals » de l’histoire. » Comment échapper à la mélancolie, au mal de vivre, à l’angoisse ? En noyant son spleen dans l’alcool… La beauté de la ville ne suffit pas à sauver ces êtres en errance. Le répit, Léo ne le trouve qu’à la mer, toujours présente et envoûtante, du début jusqu’à la fin du roman. C’est un personnage à elle seule, la seule vraiment positive, et sans doute aussi, une jolie métaphore pour évoquer « la mère ». C’est là que le narrateur se lave des mauvais souvenirs, puise de nouvelles forces, se régénère. Léo est semblable à Ulysse voguant d’épreuve en épreuve, soumis à des tentations impuissantes à lui faire oublier son mal-être. Reviendra-t-il au foyer ? « Je pense que tout conduit à la mer. La mer qui accueille tout, tous les êtres qui n’ont jamais réussi à naître et ceux qui sont morts pour toujours ». Heureusement qu’elle est là ; avec sa respiration, elle redonne du souffle, elle autorise le calme, le repos, et enfin la paix de l’âme.
Un beau roman qui nous plonge dans la Rome que l’on aime mais aussi dans celle que le touriste ignore à jamais. Un livre mélancolique servi par une écriture délicate qui suggère plus qu’elle ne décrit. Au bout du compte, ne sommes-nous pas tous en péril de devenir des Léo que le quotidien empêche de s’envoler vers des cieux où règnent encore les dieux ?
Marie-José DESCAIRE
contact@marenostrum.pm
Calligarich, Gianfranco, « Le dernier été en ville », traduit de l’italien par Laura Brignon, Gallimard, « Du monde entier », 04/02/2021, 1 vol. (212 p.), 19,00€
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