Giovanni Maria Vian, Le Dernier Pape, traduit de l’italien par Étienne de Chauvirey, Les Éditions du Cerf, 19/09/2024, 320 p., 20€.
Le Dernier Pape de Giovanni Maria Vian n’est pas une simple succession de biographies. Cet ouvrage érudit se lit comme une captivante réflexion sur la place et l’évolution de la papauté, en particulier face aux défis du XXIe siècle. Historien reconnu et fin connaisseur de la curie romaine, Giovanni Maria Vian – professeur à La Sapienza et ancien directeur de L’Osservatore Romano – inscrit avec acuité les pontificats récents de Benoît XVI et François dans une longue histoire jalonnée de crises, de ruptures et d’une complexe modernisation de cette institution unique au monde. L’ouvrage éclaire les tensions profondes qui traversent aujourd’hui le catholicisme et interroge sur l’avenir d’une Église aux prises avec un monde en pleine mutation.
Dans Le Dernier Pape, Giovanni Maria Vian nous invite à dépasser le questionnement immédiat sur le statut du pape “émérite”, Benoît XVI, pour aborder avec profondeur les défis contemporains de l’Église catholique et de son institution centrale, la papauté. Nourri d’une solide expertise historique et théologique, forgée par ses années d’enseignement à La Sapienza et par son expérience de directeur de L’Osservatore Romano, Giovanni Maria Vian nous guide à travers les coulisses d’une institution millénaire. Un monde complexe, fascinant, souvent méconnu du grand public, et qui continue, malgré d’incessantes mutations, à lutter avec les mêmes défis structurels et doctrinaux.
Le poids de l’histoire
L’un des aspects les plus saisissants de l’ouvrage est la mise en lumière constante de l’omniprésence du passé dans le fonctionnement de la papauté contemporaine. Comme le rappelle l’historien Volker Reinhardt, les relations complexes entre Rome et les pouvoirs politiques européens – la France et l’Allemagne en particulier – continuent, aujourd’hui encore, à porter le poids de tensions séculaires et de blessures profondes qui relatent une difficile histoire commune. Cette longue histoire marque en profondeur l’Église catholique, notamment depuis le Moyen Âge, quand le pouvoir temporel des papes –garant d’un immense patrimoine et d’une autorité presque absolue – commença à s’imposer. Ainsi, le débat sur le célibat des prêtres, loin d’être réduit à une question pragmatique de raréfaction des vocations, s’inscrit, comme le démontre l’auteur, dans une perspective historique complexe. Cette obligation, toujours en vigueur aujourd’hui, bien qu’elle soit de nature disciplinaire et non dogmatique, rappelle l’âpreté de l’affrontement avec la Réforme protestante et les craintes de Luther face à une papauté décadente qui se voulait plus proche du pouvoir temporel que de l’Évangile.
La lecture de Le Dernier Pape montre ainsi que si les arguments modernes visant à remettre en cause le célibat des prêtres apparaissent avant tout comme pragmatiques, ils entrent en résonance avec des questionnements beaucoup plus anciens sur la signification théologique du mariage sacerdotal, tel qu’il a été défini au XVIe siècle par le Concile de Trente.
Gouverner une Église en crise
La papauté d’aujourd’hui se trouve face à une crise de gouvernement sans précédent dans son histoire millénaire. Giovanni Maria Vian, en inscrivant cette réalité dans le longue durée, met en lumière les faiblesses structurelles et les contradictions d’une institution encore profondément marquée par la chute du pouvoir temporel et les difficultés à s’adapter au monde moderne.
Un des thèmes principaux du livre est celui de la persistance des scandales financiers. L’IOR – l’institut pour les œuvres de religion, surnommé la “banque du Vatican” – a ainsi occupé le devant de la scène médiatique à plusieurs reprises ces dernières décennies en raison d’affaires plus ou moins troubles. Des milliards de dollars sont ainsi passés par les comptes de cette organisation créée au XIXe siècle, avec une gestion qui a souvent souffert d’un manque d’expérience, comme le démontre avec précision Francesco Anfossi dans son ouvrage “IOR”, et qui a été malmenée par la cupidité et les agissements sans scrupules d’une certaine “frange louche” au dire de l’historien Ernesto Galli Della Loggia dans une formule sans appel que Le Dernier Pape rappelle.
Malgré les efforts de Benoît XVI – dont Giovanni Maria Vian souligne la clairvoyance théologique – et ceux de François, cette image ténébreuse reste associée à l’IOR. L’ouvrage se fait l’écho de l’immense déception liée à la faillite du projet de François visant à normaliser cette organisation, récusant la proposition des cardinaux qui la voulaient transformée en banque. Giovanni Maria Vian pointe le paradoxe d’une situation où l’engagement personnel du pape, connu pour sa franchise et sa volonté de transparence, s’est finalement heurté à l’opacité d’une organisation conservatrice et réfractaire à tout contrôle.
Mais Le Dernier Pape se fait surtout l’écho de l’immense tristesse née de la découverte des nombreux cas d’abus commis sur des mineurs et des religieuses. Alors que les révélations sont quasi quotidiennes, et malgré les affirmations répétées de François sur sa détermination à lutter contre ce fléau, l’ouvrage met en lumière les incohérences d’un pontificat oscillant entre condamnations fermes des abus et protection inacceptable d’amis personnels comme l’évêque Argentin Gustavo Zanchetta et le jésuite Slovène Marko Rupnik.
Réinventer la papauté : entre rupture et héritage
La figure du pape François – avec ses origines argentines, son appartenance à la Compagnie de Jésus, et son style décontracté – s’inscrit ainsi dans le sillon d’une tradition papale jalonnée de ruptures, tout en assumant le poids d’un immense héritage. Ce qui confère au pontificat, malgré sa longévité, une dimension à la fois novatrice et transitoire, “entre-deux”.
Le Dernier Pape aborde ainsi avec acuité les réformes engagées par François et les difficultés à répondre aux attentes du Collège des cardinaux lors des fameuses “congrégations générales” précédant l’élection papale. Les intentions affichées sont certainement louables et les innovations réelles, notamment sur le plan de la communication. Mais la mise en œuvre se heurte, sur de nombreux fronts, à des difficultés structurelles, culturelles, et idéologiques qui révèlent les profondes résistances au changement de cette vieille institution qu’est l’Église catholique.
La question de la synodalité – un des thèmes exalté par François – illustre ces difficultés à allier l’héritage d’un modèle de gouvernement traditionnel avec une nouvelle écoute du peuple de Dieu. La synodalité reste, malgré les années, essentiellement une idée incarnée sur le papier, sans véritable impact sur la pratique du gouvernement de l’Église. François, s’il n’hésite pas à défendre cette idée, semble en même temps en freiner la mise en œuvre. Giovanni Maria Vian montre avec finesse comment la curie romaine – dont la conception du pouvoir est fortement marquée par les relations historiques avec la France – a tendu à limiter le pouvoir des assemblées d’évêques et à les réduire à des réunions protocolaires.
Le chapitre consacré aux décisions du pape en matière de diplomatie internationale met également en évidence le fossé entre la rhétorique novatrice et les difficultés de sa mise en œuvre sur le “terrain”. L’accent est mis sur le voyage à Cuba qui, bien que surnommé avec humour par l’ambassadeur de France de l’époque “un mariage entre la révolution et la tradition”, a été perçu comme un tournant historique. L’impact est toutefois limité, et François a reconnu la fragilité de la paix sur l’île, soulignant avec précision qu’elle demeurait très vulnérable aux fluctuations du pouvoir.
L’ouvrage de Giovanni Maria Vian se referme ainsi non pas sur un sentiment d’inquiétude mais plutôt sur un appel à la réflexion face aux défis de l’Église catholique. Ce n’est pas tant l’héritage du pape François, – aussi controversé soit-il – qui est en question, que la capacité de l’Église elle-même à se réinventer. La “crise de croissance” dont parle François sera-t-elle une opportunité de réforme en profondeur, comme le souhaite l’auteur ? Une chose est certaine : le chemin ne sera ni simple ni linéaire. L’Église est en effet tiraillée entre des forces opposées qui révèlent les difficultés à allier tradition et modernité, conservatisme et ouverture au monde. Ce déchirement complexe, Le Dernier Pape le met en lumière avec une grande justesse, sans donner de réponses toutes faites. Il nous invite au contraire à questionner le sens profond du pontificat — quelle que soit la durée qui lui reste – et à nous interroger sur notre propre rôle de chrétien dans un monde en pleine mutation.
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