Constantia Sotiriou, Ledra Palace, traduction Nicolas Pallier, Éditions Héloïse d’Ormesson, 15/05/2025, 125 pages, 20€.
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Ledra Palace est un roman comme un cocktail chypriote : sucré, acide et chargé d’amertume. Constantia Sotiriou y orchestre une polyphonie captivante où les récits individuels, liés chacun à une boisson emblématique, composent une mémoire collective de la Chypre divisée. L’œuvre est autant un recueil de souvenirs qu’une réflexion sur la mémoire, la défaite et la résilience.
Un hôtel pour personnage, des boissons pour mémoire
Il est des lieux qui, plus que des décors, deviennent des personnages à part entière, des corps de pierre et de poussière sur lesquels l’Histoire vient graver ses cicatrices. Le Ledra Palace de Nicosie est de ceux-là. Dans le roman de Constantia Sotiriou, cette carcasse majestueuse échouée sur la Ligne verte, ce spectre du glamour d’antan devenu le quartier général des Casques bleus, est moins un bâtiment qu’un organisme vivant, un palimpseste où se superposent les strates d’espoirs déçus, de violences tues et de nostalgies persistantes. L’architecture narrative du livre, d’une subtilité remarquable, épouse cette nature fragmentaire. Chaque chapitre, centré sur une figure ayant traversé l’hôtel, s’articule autour d’une boisson, transformant le rituel de la consommation en un acte mémoriel. Ce sont ces verres, plus que les archives officielles, qui deviennent les véritables témoins. Le Brandy Sour inaugural, inventé pour le roi Farouk d’Égypte, donne le ton : un cocktail conçu pour « tromper son monde », pour dissimuler l’alcool sous l’apparence d’un thé glacé. Tout est déjà là, dans cette recette originelle : le faste et la dissimulation, une amertume sous-jacente qui rappelle que, même au sommet de sa gloire, le Ledra Palace porte en lui les germes de la fracture à venir. Puis vient le thé à la lavande de Benjamin Benzion, l’architecte juif allemand exilé qui a dessiné les plans de ce « plus bel hôtel du Moyen-Orient ». Cette boisson, parfum d’une Europe perdue, évoque une quête de paix, une tentative de construire un refuge de beauté sur une terre qui, bientôt, ne connaîtra que la division. Ces premières gorgées nous introduisent dans un monde qui n’est pas encore brisé, mais où chaque saveur, chaque arôme, est déjà une prémonition.
La polyphonie des oubliés
Constantia Sotiriou délaisse les protagonistes de la grande Histoire – les hommes politiques, les généraux – pour donner la parole à ceux qui l’ont subie en silence : les invisibles, les figures secondaires, les oubliés des récits nationaux. C’est là toute la force de son projet littéraire : orchestrer une polyphonie des anonymes où la femme de chambre, le figurant de film de guerre, le concierge, le maquisard ou la femme de ménage turque deviennent les dépositaires de la mémoire collective. Leurs récits, entrelacés, forment une mosaïque sensorielle où la texture de l’Histoire se révèle non dans les traités de paix, mais dans les détails du quotidien. Le Commandaria, ce vin antique servi presque dilué au cosmonaute Youri Gagarine, interroge la distance entre la Terre et les étoiles, entre la foi et la solitude de l’homme moderne. La Zivania, cet alcool de marc puissant, sert autant à frictionner un corps endolori qu’à conserver, dans le formol de la trahison, le cœur littéralement brisé de l’archevêque Makarios. Chaque boisson est un artefact, une clé ouvrant sur une strate de l’âme chypriote. Le lexique gustatif devient ainsi un outil d’investigation quasi psychanalytique. L’Afroza, ce champagne pour enfants, capture la fragilité de l’innocence pour ces « mamans princesses » et ces « demoiselles qui ont hâte de grandir », juste avant que la guerre ne vienne fracasser leurs rêves. En se focalisant sur ces voix marginales, Sotiriou opère un renversement puissant : la vérité d’un conflit ne se lit pas dans les discours officiels, mais s’écoute dans les confidences murmurées au-dessus d’un comptoir de bar, dans la recette d’un cocktail qui aide à oublier, ou dans la saveur d’une boisson qui, au contraire, ravive le souvenir d’un monde perdu.
Guérir la pierre, panser les hommes
En faisant du Ledra Palace l’épicentre de son roman, Constantia Sotiriou transforme l’histoire de Chypre en un archétype universel des conflits gelés, de ces guerres qui ne finissent jamais tout à fait, mais s’installent dans un état de décomposition lente. L’hôtel, pris dans la zone tampon, devient un non-lieu absolu, un espace suspendu entre deux mondes irréconciliables, et pourtant hanté par les fantômes de la cohabitation passée. Le récit explore avec une grande finesse la question du deuil et de la muséalisation du trauma. Que faire d’une telle ruine ? Faut-il la restaurer, comme le souhaitent certains, ou la laisser s’effondrer, comme une cicatrice qu’on refuse de masquer ? Le chapitre consacré au maçon turc, Hassan, est à cet égard poignant. Convoqué pour expertiser le bâtiment en vue d’une éventuelle rénovation, il se trouve face à un silence de pierre : « Le bâtiment lui parle, mais pour la première fois, Hassan le maçon n’arrive pas à comprendre ce qu’il veut. […] Veut-il être remis en état, […] Ou bien veut-il mourir ? »
Cet échec à diagnostiquer la pierre est la métaphore même de l’impasse politique. Faute de pouvoir panser les murs, il finit par y jeter des litres de mélasse de raisin, seul remède connu contre les aphtes de l’angoisse, dans un geste désespéré et sublime de compassion. L’œuvre de Constantia Sotiriou, en refusant toute posture accusatrice ou victimaire, se déploie dans cet espace profondément humain. Elle ne cherche pas de coupables, mais collectionne les douleurs, les espoirs et les résiliences. Elle nous rappelle que la réconciliation, si elle advient un jour, ne passera peut-être pas par les grandes manœuvres diplomatiques, mais par la reconnaissance des micro-récits, par le courage de goûter à nouveau, ensemble, à la douceur et à l’amertume du passé. Le roman se referme sur une larme, celle d’un griffon de marbre sur lequel fond un glaçon. Parfois, même les gardiens mythiques échouent à protéger les palais merveilleux.

Chroniqueuse : Lydie Praulin
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