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Zineb Mekouar, Souviens-toi des abeilles

Zineb Mekouar, Souviens-toi des abeilles, Gallimard, 02/05/2024, 1 vol. (166 p.), 19€

Dans la chaleur écrasante du sud marocain, un jeune garçon se passionne pour les abeilles et se heurte aux silences d’une mère rongée par un douloureux secret. Souviens-toi des abeilles, le nouveau roman de Zineb Mekouar, explore avec sensibilité les thèmes de la transmission, de la résilience et de l’amour maternel sur fond de dérèglement écologique. Une ode vibrante à la terre rouge du Maroc et à la puissance des liens familiaux, portée par une fort belle écriture.

La terre rouge du Maroc, personnage à part entière

Dès les premières pages, le sud marocain s’impose comme un personnage à part entière. Zineb Mekouar excelle à restituer la beauté âpre de ces paysages arides, écrasés de soleil : “cette terre rouge, aride, de plus en plus silencieuse“. Cet environnement minéral n’est pas un simple décor : il façonne les êtres, rythme leur existence, s’immisce dans chaque interstice du récit.

La lune éclaire chaque étage et le vieil apiculteur arrive même à distinguer certaines de ses ruches. Le vent s’est arrêté et l’air est chaud, malgré l’heure tardive. Le vieil homme se lève et fait face au Taddart. À cet instant, il n’y a plus aucun bruit, c’est comme si la terre avait cessé de respirer.

Les descriptions, d’une précision quasi-documentaire, témoignent d’une connaissance intime de cette région et de ses habitants. L’autrice parvient, avec une économie de moyens, à rendre palpables la chaleur suffocante, la sécheresse qui assèche les gorges, le vent chargé de poussière ocre. Une écriture synesthésique qui sollicite tous les sens du lecteur.
Mais cette nature est aussi le théâtre d’un dérèglement climatique inexorable, qui menace l’équilibre ancestral entre l’homme et son environnement. Le récit se fait l’écho discret mais lancinant de cette crise écologique : la disparition progressive des abeilles, le tarissement des rivières, l’épuisement des sols… Autant de signes avant-coureurs d’un désastre annoncé, qui viennent rompre l’harmonie séculaire de la terre rouge. Avec une sobriété qui confine au lyrisme, Zineb Mekouar capte les imperceptibles frémissements d’un monde au bord du basculement.

Secrets de famille et dérèglement écologique, les deux faces d'un même désastre

En contrepoint de cette “injustice qui brise tout à l’intérieur” et qui renvoie à la menace environnementale, le roman explore une autre faille, tout aussi dévastatrice : celle des secrets de famille. Le mutisme et les tourments d’Aïcha, la mère d’Anir, cristallisent cette thématique centrale. “Comme ces montagnes, elle semble indifférente à tout, à tous, depuis cette nuit-là“. À travers des bribes de souvenirs distillés avec parcimonie, Souviens-toi des abeilles reconstitue peu à peu le puzzle douloureux du passé, jusqu’à la révélation finale qui éclaire d’un jour nouveau la folie maternelle. Un lourd secret qui empoisonne les relations familiales et creuse un fossé abyssal entre Anir et son père Omar, lui-même prisonnier de ses propres non-dits.
Zineb Mekouar entrecroise les motifs de la crise écologique et de la fêlure intime, suggérant subtilement leur profonde intrication. Le délitement des liens familiaux fait écho à la lente agonie de la terre marocaine, comme si ces deux désastres obéissaient à une logique similaire. Une citation résume cette analogie secrète : “Seule la femme restait sur cette unique chaise, à l’opposé de la fenêtre, à murmurer do, do da ; grave, grave, aigu ; et ce rythme semblait donner le tempo à la foule qui hurlait de plus belle“. La détresse d’Aïcha, inlassablement scandée, se fait ainsi le reflet d’une nature en souffrance, livrée à la fureur d’une foule aveugle.

Écriture ciselée, personnages lumineux : le souffle romanesque de Zineb Mekouar

Malgré la noirceur des thèmes abordés, le roman irradie d’une lumière intime, presque consolatrice. Cette luminosité tient d’abord à la tendresse avec laquelle Zineb Mekouar campe ses personnages. Loin des stéréotypes misérabilistes, Anir s’impose comme un être singulier, riche de toutes ses contradictions. Tour à tour candide et révolté, tendre et sauvage, il incarne avec grâce les tourments de l’enfance face à un monde hostile. La relation fusionnelle qu’il noue avec son grand-père Jeddi, véritable sage lucide et bienveillant, est l’un des points culminants du récit. Leurs échanges, d’une délicate simplicité, restituent la beauté de la transmission intergénérationnelle et l’attachement viscéral à une terre nourricière.
Au-delà de la finesse psychologique des portraits, c’est l’écriture même de Zineb Mekouar qui nimbe le récit d’une clarté diffuse. Sobre sans être aride, poétique sans tomber dans l’afféterie, sa langue épouse au plus près les infimes variations de la nature et les mouvements de l’âme. Les dialogues, d’une remarquable fluidité, font entendre une voix juste, organique, qui sonne terriblement vrai. Quelques scènes, comme la découverte du pyjama ou les retrouvailles finales dans la grotte, atteignent une rare intensité dramatique sans jamais sombrer dans le pathos. C’est là que se révèle tout le talent de l’autrice : dans sa capacité à sublimer le réel sans le dénaturer, à transmuer la tragédie intime en une méditation universelle sur la résilience et l’amour.

Zineb Mekouar confirme avec ce second ouvrage son talent de conteuse et de poète. Servie par une écriture affranchie des clichés folkloriques, elle ausculte les blessures de la terre marocaine et de ses habitants avec acuité. De cette fresque intimiste et crépusculaire sourd paradoxalement une formidable puissance de vie, portée par des personnages qui s’arc-boutent à leur désir d’avenir. Ce chant d’amour à un pays magnifique et meurtri est aussi un superbe roman d’apprentissage, une ode à la ténacité des hommes face à l’adversité. Souviens-toi des abeilles s’impose comme un beau roman, une œuvre qui réenchante notre regard sur le monde. Gageons que Zineb Mekouar, à l’instar d’un Mathias Enard ou d’une Alice Zeniter, s’affirme désormais comme l’une des voix majeures de la nouvelle génération.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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