Momtchil Milanov, Le Ministère des rêves, traduit du bulgare par Marie Vrinat, Les Argonautes, 22/08/25, 224 pages, 21€

Il est des œuvres qui, au-delà du récit, érigent une architecture sensible où viennent s’abriter les échos d’une époque et les murmures de l’âme humaine. Le Ministère des Rêves de Momtchil Milanov, porté par la traduction d’une finesse remarquable de Marie Vrinat, appartient à cette lignée de romans qui transfigurent le réel pour en révéler la vérité la plus secrète. En orchestrant la rencontre entre la poésie insoumise de l’enfance et la mécanique d’un monde qui se délite, l’auteur bulgare compose une fable politique et existentielle d’une puissance d’évocation rare, un chant de résilience qui s’inscrit dans l’intime du lecteur.
Le roman ancre son récit dans la ville fictive de Graystadt, cité mélancolique dont le ciel bas et les toits de zinc composent le décor d’une Europe centrale ou orientale hantée par ses fantômes. Dans cette atmosphère sourde, où les pénuries matérielles le disputent à l’angoisse collective, grandit le jeune Stern, un garçon à l’imagination vive. Il est le point de focale sensible à travers lequel se réfracte la dislocation de deux mondes : celui de l’intime, incarné par la relation disjointe de ses parents – un père diplomate, absorbé par les rouages d’un État énigmatique, et une mère artiste, évanescente, réfugiée dans les limbes de sa propre intériorité – et celui du dehors, où une menace insidieuse prend forme. L’arrivée du mystérieux baron Noulde à bord de son dirigeable, l’omniprésence des « bicéphales », ces agents d’un pouvoir sans visage, et la propagation d’un brouillard qui altère les songes installent une tyrannie d’un genre nouveau, une tyrannie qui ambitionne de coloniser l’ultime territoire de la liberté : l’imaginaire.
Momtchil Milanov déploie une prose ample et sinueuse, dont le rythme épouse les méandres de la conscience enfantine. La langue, ciselée et poétique, transforme la grisaille de Graystadt en un théâtre d’ombres où chaque détail du quotidien devient le signe d’une réalité parallèle, plus vaste et plus signifiante. La narration chorégraphie avec une grâce singulière l’alternance entre la chronique familiale et l’irruption du merveilleux, jusqu’à ce que le récit glisse subtilement vers une voix seconde, mémoire postérieure des événements, qui transforme la fable en acte de transmission. L’auteur tisse ainsi une polyphonie subtile où le langage administratif du pouvoir se heurte à la logique fantastique de l’enfance. C’est dans cet interstice que le roman révèle sa puissance, en montrant comment l’imaginaire, loin d’être une simple évasion, constitue un acte de connaissance et de résistance. Le Ministère des Rêves, cette administration secrète et burlesque, devient alors le bastion de cette résistance poétique.
Au cœur de cette œuvre foisonnante, la portée symbolique se déploie avec une intelligence profonde. Le Ministère des Rêves explore la manière dont les régimes autoritaires cherchent à s’emparer des esprits en manipulant le récit collectif. La fabrique de rêves du baron Noulde, ce bienfaiteur à l’éloquence redoutable, incarne cette utopie perverse d’un bonheur standardisé, d’une imagination sous contrôle, résumée par sa propre formule : « Nous sommes ce que nous rêvons ». Face à cela, le roman érige la figure de l’enfant en gardien de la vérité sensible. Stern, par sa capacité à croire et à tisser des liens invisibles entre les êtres, incarne la fragilité et la force de ce qui, en nous, refuse de se soumettre. L’œuvre se lit alors comme une poignante exploration de la perte – celle de l’innocence, d’un parent, d’une époque – et sur le rôle vital de la mémoire, qu’elle soit familiale ou politique, dans la reconstruction de soi. Momtchil Milanov, dont la trajectoire est imprégnée des soubresauts de l’histoire bulgare, inscrit son récit dans la grande tradition de la littérature d’Europe centrale qui a toujours su dire l’indicible à travers la fable et l’allégorie.
Le Ministère des Rêves est ce que l’on pourrait appeler un « roman-monde », une œuvre généreuse qui engage le lecteur dans une traversée intime et universelle. Le roman s’achève sur un renversement ironique, qui redonne à la littérature son rôle de témoin fragile et tenace du rêve commun. Momtchil Milanov nous rappelle que la littérature est peut-être cette institution clandestine, ce ministère secret où se préserve ce qui nous rend irréductiblement humains. Il nous offre un livre qui, bien après avoir été refermé, continue de déployer ses paysages en nous, comme un appel à veiller sur la part la plus précieuse de nous-mêmes : notre capacité à rêver le monde, pour mieux le réenchanter.

Chroniqueuse : Valérie Lounas
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