L’Afghanistan est de ces terres blessées dont les meurtrissures façonnent des multitudes de destinées. La destinée de Chabname est celle de l’exil. Pour fuir la guerre et son lot de désolations ; pour fuir le fanatisme religieux aussi, avec l’arrivée des talibans, « ces fous de Dieu, les pires ennemis des femmes ». En 1991, alors qu’elle n’est encore qu’une fillette, Chabname fuit sa terre natale avec sa mère et sa sœur, laissant derrière elle sa maison, ses poissons, son père, sa famille, un pays qu’elle chérit et, surtout, l’Amour de sa vie, Milad, son « Mily » comme elle l’a surnommé. Les Soviétiques se sont retirés, offrant aux talibans l’opportunité de s’emparer du pouvoir. Une invasion contre une autre, en somme. Tandis que le père, intellectuel local très respecté, reste à Kaboul – peut-être pour jouer un rôle dans la lutte contre les talibans et éviter une guerre –, les trois femmes s’installent à Montpellier, chez la tante de Chabname.
Dans la douceur méditerranéenne, le « champ lexical de la guerre, tel « qu’invasion », « occupation », « bombardement », n’existe pas », pas plus que celui des « idées » ou de la « propagande ». En dépit des difficultés d’adaptation liées à la barrière de la langue (« Tout le monde a quelque chose à raconter. Et moi, je ne comprends rien »), à l’imbécillité crasse du racisme ordinaire (« Je suis énervée. J’ai envie de frapper Jonathan et de lui fracasser sa règle sur la tête »), aux moqueries et humiliations dont seules les cours de récréation ont la formule, Chabname s’adapte et avance. Elle s’intègre avec la hantise, qui est surtout celle de son père, qu’elle « puisse petit à petit oublier le persan ». Puis elle grandit et finit par trouver une voie dans cet univers si éloigné de son Kaboul natal.
Lorsque le père les rejoint enfin, le lecteur comprend que l’Afghanistan de Chabname a disparu, emporté par l’arrivée au pouvoir des talibans. Nous sommes à la fin des années 1990. Chabname n’est plus une fillette mais une adolescente en quête d’identité et de repères. Les années passent mais elle n’oublie pas son Mily, coincé dans un pays en mue et dont elle n’a plus aucune nouvelle. Alors, elle s’invente un avenir, une histoire d’amour avec ce valeureux garçon qui lui a un jour sauvé la vie. Elle fantasme ce héros aux doigts agiles, virevoltant sur le piano tels des papillons. Elle l’admire avec ses éternels yeux d’enfant et se persuade qu’avec son talent, Mily est sans doute devenu pianiste quelque part. Un pianiste afghan. Puis le temps poursuit son œuvre de façonnage. Chabname devient femme, lie des amitiés, et son cœur, bien qu’indéfiniment acquis à Mily, s’ouvre à un autre, en dépit des différences culturelles. « Je lui dis que je ne veux pas le présenter à ma famille car je veux que le seul garçon qu’elle rencontre soit l’homme de ma vie ».
Chabname s’épanouit et, dans le Montpellier estudiantin, s’interroge sur sa féminité, ses sentiments. Malgré une apparente gaieté, la jeune fille torturée ayant abandonné ses poissons et son Mily n’est jamais très loin. Dans des réflexions qui confinent au nihilisme, elle pose le constat amer que « tout est si fragile dans la vie ! » Elle fait des expériences et se réfugie dans la nuit, pour y découvrir ce côté qu’elle ne connaît pas encore : « son aspect glauque et ses désillusions ».
La vie poursuit son cours jusqu’à ce qu’un beau matin de septembre 2001, des kamikazes fanatisés viennent se fracasser en avion sur les tours jumelles de New York. « Ce n’est définitivement pas un 11 septembre comme les autres. C’est un jour qui va peut-être changer le cours de l’histoire de mon pays », avance-t-elle alors avec lucidité. Et pour cause ! Il ne faudra que quelques semaines pour que les États-Unis ripostent, en déclenchant une nouvelle guerre d’Afghanistan contre le régime des talibans abritant le groupe terroriste Al Qaida qui leur a prêté allégeance.
Le 11 septembre offre surtout l’occasion à Chabname de se recentrer, avec colère et tristesse, sur son pays et ce qu’il est devenu aux yeux du monde : un repaire de djihadistes. « J’ai honte d’appartenir à ce nouveau pays ». Et de s’interroger : « Comment puis-je expliquer que moi, j’appartiens à l’Afghanistan d’avant ? Mais qui connaît l’Afghanistan d’avant ? » Son enthousiasme naïf de jeune femme libérée (« Je suis la lumière, je suis la lecture, je suis la fille, la femme qui crée le monde ») s’évapore à la vue de ces barbus ignorants régnant sur Kaboul.
À cause de ces tyrans, ma tante, une femme sublime dont j’ai encore les éclats de rire dans les oreilles (…), s’est vue punir pour son patriotisme. Elle n’a jamais voulu quitter l’Afghanistan (…). Un jour, ils lui ont demandé de se couvrir davantage. Elle a dit d’accord. Puis ils lui ont demandé de porter un voile. Elle a dit d’accord. Ensuite, ils lui ont demandé de porter la burqa. Elle a dit d’accord. Finalement, ils lui ont demandé de ne plus venir travailler. Elle n’avait pas le choix. Comme toutes les autres femmes, ils l’ont emprisonnée entre les quatre murs de sa maison, ne lui accordant même plus le droit de mettre un pied dehors. Elle est devenue comme invisible.
La « guerre contre le terrorisme » permettra de chasser les talibans du pouvoir et d’instaurer un gouvernement provisoire dans lequel le père de Chabname pense avoir un rôle à jouer et qui le pousse à retourner à Kaboul. Quant à elle, ce sont moins les contingences politiques afghanes que ses désillusions sentimentales et l’irrépressible besoin de revoir son Mily qui la conduisent à en faire de même quelques mois plus tard. Galopant après un fantasme (« je pars à la recherche de Milad, mon premier amour »), Chabname débarque sur une terre en ruine, aux murs « blessés par les balles, balafrée par les guerres et les occupations. Quelle sorte d’éclair a pu s’abattre sur ce pays pour foudroyer tout un peuple ? » Pour retrouver son amour, elle ne recule devant aucun sacrifice, abattant les barrières qui se dressent devant elle avec la force et l’acharnement des désespérés. « Qu’est-ce qui m’attend au bout de ce chemin ? »
Le pianiste afghan, de Chabname Zariâb, est un roman délicat et touchant. Il n’y est pas seulement question d’exil. L’auteur aborde aussi avec intelligence et finesse des sujets aussi complexes que l’identité et l’intégration, la guerre contre le terrorisme, le rôle de la femme ou le fondamentalisme. C’est enfin – et peut-être surtout ? – un roman d’amour. Celui d’un amour fou, démentiel même, qui transcende les obstacles, le bien et le mal, la vie et la mort.
Florian BENOIT
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