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Valérie Rodrigue, Désire-moi, L’Harmattan, 01/04/25, 226 pages, 20€

Certains livres sont des miroirs. Désire-moi de Valérie Rodrigue est un miroir à la fois grossissant et déformant, qui renvoie l’image implacable de l’usure du couple contemporain. A défaut de la prière romantique que son titre pourrait suggérer, le roman opère une autopsie méticuleuse de la panne affective. Le diagnostic tombe dès les premières lignes, quand Aydan, le narrateur, lance à sa femme, Sonia, le constat brutal de leur impasse : « – Peine-à-jouir ! » Ainsi s’ouvre une guerre froide menée à bas bruit dans l’espace confiné du pavillon de banlieue, un territoire où le désir n’est plus un élan, mais une dette ou un fantôme.

La famille : entre refuge et tribunal

Dans l’univers de Valérie Rodrigue, le couple n’est jamais seul. Il évolue au centre d’un système familial qui est autant un filet de sécurité qu’une toile d’araignée. D’un côté, il y a la famille de Sonia, clan soudé où l’ingérence se pare des atours de la sollicitude. Sa mère, Durdona, matriarche omniprésente, s’immisce dans leur vie avec une autorité douce-amère, tandis que son frère aîné, Zarif, endosse le rôle de gardien de l’ordre moral. La pression culmine dans une scène digne d’un thriller domestique, quand Zarif convoque Aydan dans son propre bureau pour le soumettre à un interrogatoire en règle. Sa question, d’une précision glaçante – « Aydan, as-tu un deuxième bureau ? » –, transforme la crise conjugale en une affaire de surveillance clanique, où la déviation d’un mari devient une trahison collective.

Face à cette garde rapprochée, une figure tutélaire offre à Aydan une contre-force douce et silencieuse : sa grand-mère, Dada. Personnage essentiel, elle incarne une filiation apaisée, une mémoire affective loin des revendications identitaires. Elle est le lien fragile mais constant avec l’Algérie des origines, non pas comme un fardeau, mais comme une source de chaleur. Si la famille de Sonia représente l’emprise communautaire, Dada symbolise la transmission bienveillante, ce qui rend la peur d’Aydan de la perdre et de voir sa propre lignée s’effacer d’autant plus poignante.

Sonia, l’architecte de sa propre forteresse

Qui est vraiment Sonia ? « Sonia Mars », une figure froide et contradictoire, retranchée derrière une pudeur maladive. Mais sa complexité réside dans les raisons de cette armure. Sonia n’est pas seulement une femme insatisfaite ; elle est engagée dans une quête éperdue de sens. Elle se construit un idéal en la personne de Vika Osadtchenko, une poétesse ouzbèke qu’elle n’a jamais rencontrée, mais dont elle fait son amie imaginaire et son modèle. Cet alter ego fantasmé révèle un désir profond d’évasion et de reconnaissance.

Parallèlement, elle cherche des solutions à ses impasses en se tournant vers une voyante-thérapeute, Mme Feruza, dont les tirages de tarot deviennent une feuille de route pour naviguer dans le chaos de sa vie. Entre la poétesse et la cartomancienne, Sonia tente de se fabriquer une identité, de réparer les failles de son histoire par la projection et la croyance. C’est cette tentative, parfois pathétique, souvent touchante, de donner un sens à son existence qui la rend plus humaine que la simple épouse frigide qu’elle semble être.

L’infidélité comme nécessité vitale

Face à ce huis clos, l’infidélité n’apparaît plus comme une faute, mais comme un impératif biologique, un besoin d’air. La rencontre d’Aydan avec Lydie, une artiste solaire et libre, de vingt ans son aînée, n’est pas qu’une aventure. Elle est l’antidote à la grisaille de son quotidien. Lydie est tout ce que Sonia n’est pas : son corps est une source de joie et non de honte, son désir est une évidence, sa liberté une inspiration. Leur liaison n’est pas la cause du désastre, mais son symptôme le plus éclatant. C’est à travers ce « deuxième bureau » que le narrateur peut enfin poser des mots sur son malheur et prendre la mesure de sa solitude.

Valérie Rodrigue, avec une prose d’une justesse redoutable, ne juge aucun de ses personnages. Elle les observe se débattre avec leurs héritages, leurs désirs contradictoires et leurs petites lâchetés. Désire-moi est moins le récit de la fin d’un amour que celui de la difficulté d’être soi au sein du couple, de la famille et face à sa propre histoire. Un roman troublant et nécessaire, qui capture avec une lucidité rare le moment précis où la mécanique des sentiments se grippe, et où désirer l’autre devient une aspiration impossible.

Chroniqueuse : Suzanne Ménard

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