Les mots et la pédagogie pour aller plus loin que l’image. Dans « Turquie nation impossible » – documentaire diffusé sur ARTE en octobre 2019 – Jean-François Colosimo avait, déjà planté le décor d’un pays de plus en plus soumis aux dérives autocratiques de son président. Mais il faut croire que dans l’intervalle, la surenchère d’incidents comme la transformation du musée de Sainte Sophie en mosquée, l’arraisonnement d’un bateau grec en mer Égée et la conquête du Haut-Karabakh, l’a incité à se faire plus explicite.
C’est la raison d’être du « Sabre et le turban », un livre clé pour comprendre les intentions bellicistes d’Erdogan et plus encore, pour en décrypter les rouages à travers l’histoire.
« Car pour comprendre jusqu’où ira la Turquie, il faut d’abord comprendre d’où elle vient », explique l’auteur en préambule. Précaution des plus légitimes, tant notre appréhension de cette nation charnière entre Orient et Occident regorge d’idées reçues. Pour tous ceux qui avaient, en effet, choisi de minorer les faits en pariant que tout irait mieux demain, les interrogations d’aujourd’hui prennent un relief particulièrement prononcé.
Comment, par exemple, La Turquie a-t-elle pu basculer, en un siècle, du désir de rejoindre l’Europe à la volonté de dominer l’univers islamique ? Quand cessera son chantage politique et militaire ? Vers quels drames débouchera sa propension à la force, comme son inclination à la terreur ? se demande l’éminent théologien. Autant de questions majeures auxquelles J.F Colosimo répond, prioritairement, en historien de culture orthodoxe, baigné dans cet environnement gréco-oriental.
Après avoir relaté l’évolution de la Turquie moderne au sein de l’empire Ottoman et la prise de Constantinople par le sultan Mehmet II en 1453, l’auteur en brosse un parfait résumé.
Les terres que l’Empire a conquises à partir du XIIIe siècle, qu’il a perdu à partir du XIXe, auxquelles la République nationaliste a dû renoncer en 1923, sont celles sur lesquelles la République islamiste veut imposer sa mainmise en 2020.
Le califat de Mehmet II réactivé en 1774 par Abdul Hamid Ier est celui que Mustafa Kemal a abrogé en 1924, qui a disparu avec la mort d’Abdul Medjid en 1944 et que Recep Tayyip Erdoğan entend réinstaurer en 2024.
D’une période à l’autre, l’histoire factuelle se répète ainsi dans un même dessein.
Là où les Arabes, descendants du Prophète ont échoué, l’intention du Calife Turc, est de faire de sa nation « le nombril du monde » pour y faire régner sa toute-puissance sur l’Islam. Car, qu’on ne s’y méprenne pas souligne l’auteur à maintes reprises, la Turquie poursuit, aujourd’hui comme hier, le même rêve hégémonique « panislamiste ». Et ses deux figures, a priori antagonistes, que sont Mustapha Kemal et Tayyip Erdogan « ne sont que les deux faces d’une même médaille », précise-t-il.
Un préjugé de plus pour les esprits occidentaux qui avaient jadis débordé de louanges à l’égard d’un Kemal libéral adepte d’une prétendue laïcité qui n’a, en fait, jamais cessé de prôner l’héritage d’Ataturk en se débarrassant de ses « ennemis de l’intérieur. »
Qu’elle soit ainsi conduite par l’un ou l’autre de ces despotes, la répression ne s’en poursuit pas moins toute aussi implacable. Les chiffres relatés par l’auteur sont on ne peut plus éloquents. En cent ans, l’État turc, qui continue à nier l’extermination de 1.600.000 Arméniens, a expulsé 2.000.000 de Grecs, forcé au départ 100.000 Juifs, chassé 80.000 Yézidis, interdit d’existence légale 15.000.000 Alévis ainsi que 20.000.000 Kurdes et a jeté en prison de 300.000 à 400.000 Turcs qui se sont insurgés contre l’une ou l’autre vague de dictature.
Une volonté d’indépendance qui ne s’exerce pas seulement à l’intérieur comme le démontre J.F Colosimo. En se rapprochant récemment de la Russie, esquissé un pas vers l’Iran, soutenu implicitement DAECH par focalisation sur la question Kurde et nargué ouvertement l’OTAN comme l’Europe via la crise des migrants, Erdogan agit en parfait manipulateur.
Les conséquences d’un tel chantage posées, la situation est-elle irréversible ? L’historien n’en est pas persuadé. « Ce Reis moins adulé chez lui qu’on l’imagine, n’est pas hors d’atteinte », souligne-t-il. Pour que les Turcs respirent et sortent de leur situation délétère, il faudrait que cesse l’aveuglement occidental. Que les États-Unis, l’Allemagne et le reste des pays Européens suivent la France dans l’embargo économique, seule injonction susceptible de faire plier le va-t’en guerre actuel.
Une libération pour le monde et la majorité du peuple Turc « qu’aucun sabre ni aucun turban ne pourraient alors réfréner », préfère augurer J.F Colosimo arguant d’un réveil de la Turquie comme l’avait fait Alain Peyrefitte prophétisant la renaissance de l’empire Chinois…
Un remarquable essai étayé par la plus limpide argumentation.
Michel BOLASELL
contact@marenostrum.pm
Colosimo, Jean-François, « Le Sabre et le Turban : jusqu’où ira la Turquie ? », Le Cerf, 03/12/2020, 1 vol. (216 p.), 15,00€.
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