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Myriam Ackermann-Sommer, Les nouveaux moutons de Panurge, Albin Michel, 29/01/2025, 176 pages, 17,90€

Chronique Mare Nostrum : Myriam Ackermann-Sommer, Les nouveaux moutons de Panurge

Et si le Talmud détenait les clés pour nous libérer de nos écrans et de notre course aveugle ? Dans Les nouveaux moutons de Panurge, Myriam Ackermann-Sommer ose une confrontation salutaire entre sagesse millénaire et vertiges numériques. Plongée intime et critique au cœur d’une pensée qui refuse de bêler.

Myriam Ackermann-Sommer à la reconquête du temps perdu

Il y a quelque chose de saisissant, presque d’une douceur brutale, à voir une rabbine – qui plus est, la première femme orthodoxe ordonnée en France et co-fondatrice d’une communauté – confesser d’emblée son propre rapport ambivalent au vide numérique, à cette « morne grisaille du quotidien » que les écrans promettent d’égayer. Myriam Ackermann-Sommer ne commence pas son essai, Les nouveaux moutons de Panurge, par une posture de surplomb éthique ou un sermon désincarné. Elle nous plonge au cœur d’une existence contemporaine familière : celle d’une femme, mère de deux jeunes enfants, intellectuelle et spirituelle, happée malgré elle par la tyrannie douce de l’hyperconnexion, ce « temps de vide, des minutes sacrifiées aux limbes du rien ». Ce livre, publié chez Albin Michel, n’est donc pas seulement une méditation érudite ; c’est le récit incarné d’une lutte intime et collective contre les sirènes de la distraction perpétuelle, un dialogue fécond et parfois rugueux entre la sagesse millénaire du Talmud et les vertiges de notre présent saturé.

L’ouvrage tresse avec une habileté singulière une multitude de fils thématiques qui interrogent les plis secrets de notre modernité : la servitude volontaire face aux algorithmes, le consumérisme attentionnel érigé en mode de vie, la dialectique complexe entre loisir apparent et vide existentiel, l’éthique talmudique exigeante du temps et l’injonction séculaire à l’étude. Ackermann-Sommer explore l’ambiguïté de l’ascèse, entre discipline libératrice et piège narcissique, dissèque le mimétisme social à l’œuvre dans la figure contemporaine de l’influenceur, analyse la formation des clivages identitaires et des bulles communautaires à l’ère numérique. Elle interroge les structures profondes de la pensée actuelle, la possibilité même de la transmission dans un monde fragmenté, notre rapport fluctuant au sacré et, in fine, cette quête immémoriale de sens qui semble à la fois plus urgente et plus insaisissable que jamais. L’auteure mobilise, pour ce faire, un arsenal impressionnant de références – Talmud de Babylone et de Jérusalem, Pirké Avot, prière du Hadran, figures rabbiniques tutélaires (Hillel, Shammaï, Rabbi Eliézer, Rabban Gamliel, Berouria), mais aussi clins d’œil à la culture pop (de L’Attaque des Titans à Taylor Swift) –, non pour écraser le lecteur sous le poids de l’érudition, mais pour éclairer d’une lumière inattendue les dilemmes qui nous étreignent.

Le vertige du vide connecté

Le point de départ est autobiographique, presque une provocation : « Je n’ai pas de loisirs. » Cette affirmation, tranchante, sert de catalyseur à une réflexion radicale sur la valeur du temps. Que faisons-nous de ces heures qui s’étirent entre travail et sommeil ? Myriam Ackermann-Sommer, avec une honnêteté désarmante, admet passer « en moyenne cinq heures par jour » devant son écran, happée par le défilement infini des reels et des posts Instagram, souvent des recettes de cuisine qui ne verront jamais le jour dans sa propre assiette. Ce n’est pas un loisir choisi, intentionnel, mais une compulsion, une manière de « se vider la tête » qui confine à l’anesthésie. C’est là qu’intervient la puissance corrosive de la tradition talmudique. L’auteure convoque la prière du Hadran, récitée à la fin de l’étude d’un traité, qui oppose ceux qui « s’assoient dans les maisons d’étude » à ceux qui « traînent au coin des rues », les premiers courant « vers la vie éternelle », les seconds « vers le gouffre de la perdition ». La dichotomie peut sembler brutale, voire arrogante, mais Ackermann-Sommer la retourne comme un gant : l’« autre », celui qui court vers le néant, ce n’est pas le voisin méprisé, c’est « moi », c’est nous, chaque fois que nous cédons à la facilité du scroll infini, à cette annihilation du temps (bittoul zman) qui nous vole à nous-mêmes. La figure archétypale de la that girl, cette influenceuse parfaite à la routine matinale impeccablement marketée, devient alors le symptôme d’une existence vidée de substance, où l’être se réduit à une performance instagrammable, une coquille esthétisée offerte à l’admiration et à l’imitation servile. On sent, sous la plume de la rabbine, moins un jugement moralisateur qu’une forme d’urgence angoissée : comment résister à cette force d’entropie qui nous tire vers le bas, vers le superficiel, vers le prêt-à-penser algorithmique ?

L'ascète, le miroir et le double

La réflexion se déplace ensuite vers une figure paradoxale, celle de l’ascète, incarnée dans le Talmud par le nazir. Ce personnage, homme ou femme, qui s’impose volontairement des restrictions (abstinence de vin, chevelure non coupée, évitement des morts), fascine autant qu’il irrite les Sages. Ackermann-Sommer y voit un « proto-influenceur », un modèle dont la discipline et la supposée vertu forcent l’admiration et suscitent l’émulation immédiate : « Si quelqu’un dit : “Voici que je me fais nazir”, qu’un autre l’entend et dit : “Et moi ! et une troisième personne ajoute : “Et moi aussi ! Ils deviennent tous nazir » (Nazir 20b). Le mécanisme est éclairant : l’imitation est instantanée, elle s’opère « dans le temps requis pour prononcer une courte phrase », sans réflexion, sans véritable appropriation. Ce que l’on copie, ce n’est pas tant l’ascèse elle-même, avec ses motivations profondes et ses ambivalences (les Sages critiquant souvent le nazir qui se prive sans raison valable), que l’image de la maîtrise de soi, la détermination affichée. L’auteure tisse ici un parallèle subtil avec la viralité des trends sur les réseaux sociaux : on ne cherche pas à comprendre, on reproduit le geste, on endosse l’identité packagée (la that girl, la tradwife, la go muscu), on devient le double d’un original insaisissable. Le nazir, comme l’influenceur, est cet alter ego idéalisé, mais la chaîne mimétique révèle une forme d’aliénation, un désir qui n’est jamais vraiment le nôtre, toujours médiatisé par le regard de l’autre, diffracté à l’infini dans le « vertigineux palais des glaces » des écrans. L’analyse, nourrie par une lecture attentive des textes et une conscience aiguë des mécanismes psychologiques à l’œuvre, dépasse la simple critique sociétale pour toucher à une question fondamentale sur l’origine et l’authenticité de nos désirs.

Se débattre pour ne pas bêler

Face à ce mimétisme envahissant et à la polarisation stérile des débats contemporains – où chacun campe sur ses certitudes dans sa « bulle » ou sa « safe space » –, Myriam Ackermann-Sommer propose un antidote : la redécouverte de la culture du débat talmudique, la mahloket leshem shamayim (la controverse au nom du Ciel). Loin de l’invective et des punchlines qui règnent sur X (anciennement Twitter), la maison d’étude (le Beit Midrash) est un « champ de bataille » où s’affrontent les idées, où la pensée émerge de la confrontation respectueuse, même acharnée. L’auteure multiplie les exemples lumineux : les interprétations divergentes sur le fruit défendu, l’opposition structurante entre les écoles de Hillel et Shammaï, et surtout, le récit extraordinaire du « four d’Akhnaï » (Baba Metsia 59b). Dans cette histoire célèbre, Rabbi Eliézer, isolé contre tous les Sages, convoque miracles naturels et même une voix céleste (bat qol) pour prouver la justesse de son opinion. En vain. Rabbi Yehoshoua, au nom de la majorité, lui oppose un verset massue : « La Torah n’est pas au ciel » (Deutéronome 30 : 12). Ce n’est pas un rejet de la transcendance, mais une affirmation radicale de l’autonomie de la raison humaine et de la primauté du processus délibératif collectif, une fois la Loi donnée au Sinaï. Dieu lui-même, raconte le Talmud, sourit et admet : « Mes enfants m’ont vaincu ! » La leçon est puissante : la vérité n’est pas monolithique, elle se construit dans le dialogue, dans la reconnaissance de la légitimité des opinions minoritaires (qui sont consignées, préservées, car potentiellement utiles à l’avenir), et dans le refus des arguments d’autorité, fussent-ils divins. Ce modèle, exigeant, implique aussi des règles éthiques : l’humiliation de l’adversaire est proscrite (comme le montre la déposition temporaire du tyrannique Rabban Gamliel), la médisance (lashon ha-ra) est un poison, et la remontrance (tokhakha) doit viser la réconciliation, non la destruction. C’est une véritable éthique de la parole et de l’écoute qui se dessine, à rebours de la cacophonie ambiante.

Lever les yeux

Les nouveaux moutons de Panurge n’est pas un traité de déconnexion numérique ni un manuel de développement personnel talmudique. C’est une invitation, pressante et argumentée, à une forme de résistance intérieure, à une reconquête de notre attention et de notre capacité à penser par nous-mêmes. L’ouvrage ne propose pas de solutions clé en main, mais une méthode, un état d’esprit. Face à la culture de l’immédiateté, de la performance et de la comparaison généralisée (hustle culture), Myriam Ackermann-Sommer brandit l’étendard du shabbat. Non pas comme une simple pause bienvenue, mais comme une rupture ontologique, un « temps hors du temps », une discipline libératrice qui nous arrache à l’idolâtrie du faire pour nous recentrer sur l’être, sur l’essentiel. C’est une manière de « sortir d’Égypte », de briser les chaînes invisibles de nos aliénations modernes.
La référence à Rabelais et aux moutons de Panurge, qui donne son titre au livre, fonctionne comme une métaphore filée, éclairant cette tendance humaine à la conformité aveugle, que ce soit par peur, par paresse ou par désir mimétique. Comment ne pas se jeter à la mer вслед (à la suite) du premier compagnon, quand tout nous y pousse ? Le livre de Myriam Ackermann-Sommer, par sa structure même qui épouse les méandres d’une pensée en acte, par son alliage constant d’intime et d’universel, de rigueur intellectuelle et de vulnérabilité assumée, nous offre des outils critiques pour comprendre ces mécanismes et, peut-être, choisir une autre voie.

L’ouvrage s’achève sur une note personnelle et poignante : l’évocation de son père, peu avant sa mort, lui écrivant les premiers mots du Psaume 121 : « Je lève les yeux vers les montagnes : d’où me viendra le secours ? » Au-delà de l’hommage filial, cette image finale condense l’appel profond du livre : face au tumulte du monde, aux sollicitations incessantes, aux injonctions contradictoires, oser « lever les yeux ». Quitter, ne serait-ce qu’un instant, le défilement hypnotique des écrans et des certitudes faciles, pour contempler ce qui nous dépasse, ce qui nous élève, ce qui redonne souffle et perspective. Car, nous murmure l’auteure avec une conviction tranquille, « lever les yeux, c’est déjà être libre ». Un viatique précieux pour naviguer, sans se noyer, dans les eaux troubles de notre temps.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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