Harald Jähner, Le temps des loups. L’Allemagne et les Allemands (1945-1955), Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Actes Sud, 10/01/2024, 358 pages, 24,80€.
La richesse informative et réflexive de l’ouvrage Le temps des loups. L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) nous fait accéder à une période cruciale et encore trop méconnue de l’histoire d’un pays qui vient de capituler après avoir précipité le monde dans une guerre qui a fait 60 millions de morts et mis en œuvre la solution finale.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne est un champ de ruines avec « quelque 500 millions de mètres cubes de décombres » et où « plus de la moitié des soixante-quinze millions de personnes y vivant ne se trouvent pas là où elles auraient dû ou voulu être ». Harald Jähner décrit et explique comment, dans ce gigantesque chaos, « ces gens désagrégés ont commencé à s’agréger à nouveau pour redevenir des citoyens » et interroge le processus qui les a conduits à se considérer comme des victimes du nazisme et à n’admettre que très difficilement leur part de responsabilité dans la Shoah.
Des ruines et des migrations
En mai 1945, les civils vivant en Allemagne comme les forces d’occupation alliées ne peuvent que se demander : « comment venir à bout des décombres ? » Avant d’envisager la reconstruction, des stratégies de déblaiement des masses énormes de gravats s’imposent avec le souci des lieux et des modalités de leur stockage.
Les Alliés exigent que l’on fasse appel, en guise de condamnation, aux membres du parti nazi identifiés comme non-directement concepteurs des massacres perpétrés par celui-ci. À plus grande échelle, on mobilise d’anciens ouvriers des entreprises du bâtiment, contre une faible rémunération et surtout l’obtention de la carte de rationnement réservée aux travailleurs de force. Bien que les Allemandes ne participent qu’exceptionnellement aux opérations de déblaiement, la « femme des ruines » accède au statut d’héroïne mythique de la reconstruction : les photos qui montrent les femmes formant des chaînes humaines, où le sceau passe de main en main, sont gravées dans les mémoires et offrent « une splendide métaphore visuelle héroïque et érotique de ce sens commun dont la société de l’effondrement a un besoin urgent ».
Il faut aussi résoudre l’immense problème que constituent les « 40 millions d’individus déracinés à un titre ou à un autre », présents sur un territoire à la superficie désormais réduite. Les puissances alliées doivent, non sans difficultés, venir en aide aux très nombreuses personnes en errance ou stationnées dans des campements de fortune. Il s’agit de soigner, loger et/ou nourrir le flot des soldats vaincus de retour au pays, des travailleurs forcés cherchant à rentrer chez eux, des juifs toujours dans les camps d’extermination ou fuyant les violences des populations non-juives des territoires perdus de l’Est et, enfin, les 12 millions d’Allemands nazis et non-nazis, riches et pauvres, expulsés de ces territoires.
Sur un espace amoindri, massivement confronté au rationnement, au pillage et au marché noir, cette « grande migration » suscite, à travers des oppositions de religions et de traditions, « un télescopage des cultures régionales » allemandes tendant à freiner l’intégration des « déracinés ». Toutefois, « la joie phénoménale d’avoir survécu » va y contribuer pour partie.
La vie malgré tout : danser et aimer
Dans un environnement détruit ou quasiment plus personne ne possède les repères conventionnels, une véritable fureur de danser s’est emparée des habitants des villes au rythme du jazz, du swing, du boogie-woogie et, tout juste importées des États-Unis, « çà et là, de formes exaltées de rock’n’roll ; bien sûr, dans les campagnes aussi on guinche… ». Comme les fêtes religieuses et les carnavals », les occasions de danser ont permis « le rire d’un peuple vaincu qui tente de relativiser l’histoire du monde à laquelle il est exposé ».
La fin de la guerre laisse aussi espérer un retour de la vie amoureuse. Mais une asymétrie s’installe au sein des couples entraînant l’explosion du nombre de divorces qui atteint le double de ce qu’il était avant la guerre. De retour chez eux, les soldats allemands vaincus et humiliés, souvent physiquement abîmés, « ne parviennent pas à se réjouir que leurs épouses aient réussi à faire survivre la famille sans eux ». Ils ressentent « un sentiment d’échec historique dans la dimension privée de protecteur de la famille pesant incomparablement plus lourd que la culpabilité dans les crimes nazis ». Quant aux femmes, l’épreuve de la guerre les a transformées ; notamment, elles ont appris à dire « je », « à désenchanter tous les tours de main mystérieux qui, avant la guerre, permettaient aux hommes de maîtriser les emplois et les postes de pouvoir qui leur étaient réservés » et, avec leurs enfants, à former une communauté soudée de survie.
Après cinq années d’abstinence, les femmes allemandes veulent aimer et être aimées. Selon où elles se trouvent, ce besoin de liberté et de légèreté n’a pas le même sort. À l’Est, où l’Allemagne nazie a été particulièrement meurtrière (avec 27 millions de morts), motivés par la vengeance, des viols massifs d’Allemandes (estimés à 2 millions) sont commis par les soldats russes. « Il faudra deux générations pour que les Allemands veuillent se confronter à ce qui a constitué visiblement le point le plus délicat de leur défaite : le destin des femmes ».
À l’Ouest, les viols commis par les alliés occidentaux ont été moins systématiques et nombreux. Dans le cadre de la Guerre froide s’installant, cela a généré une image positive, fortement mythifiée et fantasmée, des soldats d’occupation ; tout spécialement, des soldats américains blancs appréciés pour « leurs corps parfaits » et leur décontraction. Les flirts et idylles entre Allemandes et Américains n’ont pas manqué, atténuant l’humiliation de la défaite. Il suffit ici de rappeler que dès l’été 1945, la plage du lac de Wannsee – le lac berlinois – était peuplée de couples, composés d’une Allemande et d’un Américain, « en maillot de bain, le fusil d’assaut posé à côté de la nappe de pique-nique ! ».
L’incapacité à parler de la persécution des juifs
Les alliés avaient pensé que la capitulation des Allemands ne serait pas facile ; « ils s’étaient préparés à affronter des bêtes sauvages ». À leur arrivée dans leurs zones d’occupation respectives, ils sont surpris de la rapidité avec laquelle la plupart des vaincus « ont abjuré leur fidélité à Hitler, se demandant pourquoi on les détestait tant ».
Alors que l’ordre étatique du Troisième Reich vient de s’effondrer brutalement, les Allemands s’investissent « dans une production de sens débordante, cherchant furieusement les mots qui pourraient fonder l’ordre intellectuel » de leur nouvelle existence. Dans ce besoin presque frénétique de parler, un seul sujet est obstinément tu : l’assassinat des juifs d’Europe. Tel un antidote à l’indicible et à la honte qu’il porte, la conviction d’avoir été victimes des nationaux-socialistes comme d’un produit stupéfiant s’est imposée en Allemagne.
Dans ce pays où, de novembre 1945 à octobre 1946, se déroule le procès de Nuremberg jugeant « 25 principaux criminels de guerre nazis » l’indifférence – voire le scepticisme – des Allemands et Allemandes est de mise. Pour la plupart, qu’on pende sommairement les coupables aurait été préférable à un procès en bonne et due forme ! En fait, fort de la conviction d’avoir été trompés et utilisés, « le cœur idéologique incandescent de chaque nazi semble s’éteindre intégralement, permettant à celui-ci de se mettre à la disposition de la démocratie sans la moindre réserve intérieure. L’auto-victimisation exempte la plupart des Allemands et Allemandes de tout sentiment d’obligation de se confronter aux crimes nationaux-socialistes commis en leur nom ».
Paradoxalement, c’est le profond refoulement de la Shoah qui, entre 1945 et 1955, permet de sortir de « l’impasse logique » qu’est le refus populaire d’une dénazification digne de ce nom et la quête d’une démocratie stable « dans laquelle la volonté du peuple peut s’exprimer convenablement ». À la fin des années 1960, en République Fédérale d’Allemagne, luttant contre le fascisme et le capitalisme davantage que contre le nazisme proprement dit, les enfants de la génération de la guerre réitèrent sans ménagement l’accusation de la culpabilité collective de leurs parents. Mais, c‘est seulement depuis deux décennies, dans l’Allemagne réunifiée, que « s’est imposée l’idée que la grande majorité des Allemands tout à fait ordinaires a soutenu le nazisme », tout en tenant compte du principe de « la culpabilité individuelle différenciée ».
En mettant pertinemment en résonance une diversité de sources (travaux de recherches, romans, essais, articles de presse, témoignages, films documentaires et de fiction, poèmes, chansons, architecture et design), Le temps des loups. L’Allemagne et les Allemands (1945-1955) nous propose une histoire des mentalités d’une incontestable envergure. Le regard tout en nuances qu’Harald Jähner porte sur une décennie déterminante pour un pays et un peuple vaincus montre la complexité de la rencontre entre des faits objectifs, dont les crimes commis, et des mécanismes psychiques où interfèrent le déni de ceux-ci et l’envie de vivre désormais en paix.
Chroniqueuse : Eliane le Dantec
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