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Au 22 de la rue Norvins, à Montmartre, on passe devant un imposant bâtiment, tout de blanc vêtu, lieu d’accueil autrefois des cœurs parmi les plus fragiles soignés par le médecin psychiatre Esprit Blanche. Esprit Blanche ! Son nom n’est-il pas déjà comme un baume ? C’est là qu’un jour de février de l’année 1841 on conduisit un pauvre poète, né Labrunie et désormais un peu connu sous le nom de Gérard de Nerval. Il a trente-trois ans, un bel âge pour commencer à regarder plus intensément vers le grand ciel intérieur.

La nuit, il déambule dans les rues de Paris, parce que les rêves sont souvent des portes qui ouvrent sur des mondes où il n’est pas bon de s’aventurer, ou simplement parce qu’il manque de maison, d’un toit pour dormir. Dans ses errements nocturnes, le peintre Paul Chenavard l’accompagne. Au moment de rentrer chez lui, quelque part, une nuit d’entre toutes les nuits, le poète dit : « Je ne rentre pas. – Ah bon ! Mais où vas-tu ? Demande Chenavard, déjà passablement inquiet. – Vers l’Orient. – Vers l’Orient ? – Oui. Dans les tombeaux des druides, les squelettes ont toujours le visage tourné vers l’Orient. » Le peintre l’accompagne encore, insiste pour qu’il rentre avec lui et puis se lasse. Au matin, les gardiens de la paix saisissent un homme nu qu’ils confient aux bons soins du docteur Esprit Blanche. Voilà que Gérard a, pour quelque temps, un toit, des soins, du repos, le couvert, la compagnie des grands arbres qui entourent et protègent l’établissement. Tout cela accélère son retour à la vie, aux projets d’écriture, à l’ambition de reprendre sa mission de scribe parmi les hommes. Puis avec l’aide de ses amis qui se sont toujours mobilisés pour le soutenir, le tirer de ses mauvais pas, le ramener sur la terre, le voilà dehors, libre. On a toujours aimé cet enfant avec son front haut et toujours levé, ses rêves plein la tête, cette candeur blanche, blanche encore, ce halo de magie qui flotte autour de son crâne qui s’est soudain dégarni, cette innocence. Dans « Anthem » qui figure sur l’album « The Future » (1992), Leonard Cohen ne donne-t-il pas l’impression de parler de Gérard et de tous ceux par qui la lumière pénètre jusqu’à nous, les conducteurs, les dispensateurs de la foudre : « There is a crack in everything / That’s how the light gets in » (« Une fissure est en toute chose / C’est ainsi qu’entre la lumière »). La fissure est partout, peut-être, mais chez la plupart elle est masquée, obstruée, inhospitalière même à un rayon de lune. Rapportant les paroles de celui qu’il a suivi, l’évangéliste Matthieu le dit à sa manière : « Bienheureux les pauvres en esprit, le Royaume des Cieux est à eux » (Mt 5,3). Pauvre en esprit, pas vraiment s’agissant de Gérard, car son esprit est feu et diamant. Mais pauvre en fausseté, en compromis, en petits calculs par lesquels nous inventons nos alibis à ne prendre aucun risque.

Gérard sort de clinique tout à fait requinqué et par l’entremise de son ami Victor Hugo qui lui a obtenu du ministre des affaires étrangères une aide pour une « mission culturelle en Égypte et en Syrie », s’embarque le 23 décembre 1842 à Marseille avec Joseph Fonfride, jeune bourgeois fortuné, sur le « Mentor », puis, à partir de Malte, sur le « Minos ». Le roi avec son labyrinthe. Commence ici ce que nous connaissons comme une des œuvres majeures que Gérard nous a laissées, son « Voyage en Orient », à la fois voyage à travers l’Égypte, les pays du Levant et Constantinople, mais voyage aussi dans l’autre réalité, ce que les traditions chamaniques désignent comme réalité non-ordinaire. Celui qui suit les pas de Gérard, qui le tutoie dans son récit, vérifie la véracité de ses dires, le surprend en train de recopier parfois les pages d’un autre prosateur venu avant lui sur ces terres qui fertilisent et embrouillent l’imaginaire, c’est Denis Langlois, avocat, écrivain et homme de conviction, auteur d’une œuvre déjà considérable qui témoigne de ses passions, ses combats, ses engagements. La manière est ici cavalière, presque insolente, qui laisse supposer entre les deux hommes des complicités mais aussi des affinités électives, d’abord ce même amour pour le Liban, une fascination pour l’Orient et les peuples qui s’y partagent et s’y disputent un or unique.

À la librairie française du Caire, Gérard achète, sur la recommandation de Mme Bonhomme, une Marseillaise, le « Voyage en Égypte et en Syrie » de Volney qui lui sera très profitable et « L’Exposé de la religion des Druzes » du baron Antoine-Isaac Silvestre de Sacy. En réalité, précise Langlois qui a vérifié, Nerval n’a pas trouvé le maître ouvrage de Silvestre de Sacy au Caire mais à Paris dans une bibliothèque, en 1846, aux retours de ses échappées orientales. Linguiste, orientaliste-arabisant, connaisseur à la fois de l’hébreu, du syriaque, de l’araméen, du chaldéen, de l’arabe, du persan, du turc, et bien sûr de l’anglais, de l’italien, de l’espagnol, Silvestre de Sacy s’est retiré de ses fonctions honorifiques en 1792 pour se consacrer à l’étude de la religion des Druzes, sans doute l’espace où la foi est vécue par ceux qui ne la partagent pas avec le plus d’obscurité. La religion druze reste une doctrine secrète, explique Langlois. Les Druzes ne partagent pas leurs livres sacrés mais les cachent dans les endroits les plus retirés de leurs maisons et dans les lieux de méditation, appelés « khaloués ». Ils disent que puisque leur religion est la dernière à avoir été révélée au monde, elle est supérieure à toutes les autres, l’ultime stade de la vérité, en quelque sorte. Leur messie du nom de Hakem, calife d’Égypte, est apparu vers l’an 1000, soit mille ans après Jésus et quatre cents après Muhammad. Chassés du Caire à sa mort, ils sont allés se réfugier au Liban, notamment dans le Chouf, région qu’ils partagent avec les chrétiens maronites. C’est là que Nerval, et plus tard Denis Langlois, les ont approchés.

Avec les Druzes et leur religion, Gérard ressent une fraternité instinctive, une communauté d’âmes. « Les Druzes sont les francs-maçons de l’Orient, écrit Langlois. Or tu es toi-même un « enfant de la veuve », un fils de maître franc-maçon. Par ton père, tu as été nourri dans l’horreur du meurtre d’Adoniram et l’admiration du saint Temple, dont les colonnes ont été taillées dans les cèdres du mont Liban. Tu te reconnais dans l’étoile aux cinq branches. » Mais plus que tout, c’est leur conception de la métempsychose qui le retient et qui l’enchante. Elle éclaire tout d’un coup et d’une lumière crue le sens de son périple terrestre, cette merveilleuse et douloureuse errance qui s’achève comme on sait tous, dans la rue de la Vieille Lanterne, aujourd’hui disparue sous le Théâtre-de-la-Ville :

Toutes les âmes ont été créées par l’Intelligence universelle, c’est-à-dire par Dieu. Le nombre des hommes est toujours le même sur la terre et les âmes passent successivement dans différents corps, elles s’élèvent, par leur attachement à la vérité, à un degré supérieur d’excellence, ou bien s’avilissent et périclitent, en négligeant les préceptes de la religion.

Plusieurs rechutes, des séjours chez Blanche, l’intervention de ses amis, encore et toujours, et à nouveau des jours et des nuits des plus fragiles où Gérard se sent irrésistiblement et magnétiquement attiré dans le rayon de l’étoile. « Il me semblait voir une chaîne ininterrompue d’hommes en qui j’étais et qui étaient moi-même ». (Aurélia, 1855).

Dans le monde cathare, les prédicateurs allaient toujours à travers les pays par deux, chacun étant le socius de l’autre. On a l’impression que ce genre de binôme s’est constitué entre Gérard et Denis, Nerval et Langlois, que par-delà les frontières de la mort, cet écran de fumée, les deux hommes ont communiqué, communié, transfusé quelque chose qui nous permet de mieux entrer dans le mystère de l’un comme de l’autre.

Jean-Philippe de TONNAC
contact@marenostrum.pm

Langlois, Denis, « Le voyage de Nerval », La Déviation, 15/04/2021, 1 vol. 18,00€

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