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Pourquoi étudier Michelet aujourd’hui ? Cet auteur, que les spécialistes de littérature considèrent comme un écrivain romantique, divise les historiens. Y a-t-il une modernité de Michelet ou doit-on le considérer comme dépassé ? Le titre de l’ouvrage de Denis Crouzet, “Le XVIe siècle est un héros. Michelet, inventeur de la Renaissance”, intrigue. Après avoir dressé l’inventaire des critiques qui le visaient, l’auteur du livre s’interroge sur la spécificité de l’historien en interrogeant son approche de la Renaissance. Quelle représentation Michelet donne-t-il de cette époque, et quelle en est l’origine ?

Le livre monument que Denis Crouzet érige à l’historien du XIXe siècle est un chef-d’œuvre d’érudition et de réflexion, qui mêle l’historiographie, l’analyse littéraire et historique, la psychanalyse, la philosophie et, au-delà de la synthèse des connaissances sur Michelet, propose une étude personnelle de son œuvre.

L’historien, tel que le conçoit Michelet, se caractérise par un commerce particulier avec les morts, auxquels il redonne une voix, renouant avec la parole “ailée ” la langue épique et lyrique d’Homère, à la fois poétique et poïetique. Il constitue “un écho virtuel du passé, une caisse de résonance potentielle”. L’histoire, pour lui, avoisine la poésie car elle fait appel à l’imagination, et nécessite une imprégnation pour pouvoir être appréhendée spirituellement et intellectuellement. Michelet ne considère pas la fictionnalisation comme antithétique de la raison, mais s’efforce de reconstruire le légendaire au moyen de l’humanisation. Le temps humain, il le perçoit à l’image de la mer, manifestation “d’énergie vitale” avec son rythme et ses flux. Lui-même se voit comme un consolateur, voire un exorciste magicien, qui favorise la parole des revenants, en transposant au domaine de l’histoire le rôle qu’il avait joué auprès de son père. Dans son activité de déchiffrement de celle-ci, il se représente en Œdipe, qui rendrait justice aux morts et répondrait aux questions du Sphinx, “car l’histoire est pour lui le nouveau logos capable de conjurer les périls du futur par la mise en place d’une stratégie du récit” visant à aboutir à “une ère pacifiée, celle d’un langage humain innocent”. Il restitue à l’écriture une dimension onirique, lui qui a longtemps rêvé des morts. Thérapeute, il imagine un universel banquet, tandis que son intime relation à la mort le métamorphose lui-même en spectre. Habité par la mélancolie, il fait vibrer la voix des défunts, et surgir une relation existentielle entre le peuple et l’histoire, emblématisée par son ouvrage éponyme. Transgressant ce que les historiens ressentent comme un tabou majeur, il découvre dans le rêve “une autre vie de l’histoire, sa vraie et pleine vie plutôt”. Quand il médite sur Melencolia 1 de Dürer, il construit sa vision historique de la Renaissance, présentée comme une ère de “transformation totale”, tout en reprécisant sa conception de l’histoire. Un de ses songes éveillés le confronte à un bossu des bords de la Liffey, lors d’un séjour en Irlande, sensiblement à l’époque de la figure de Quasimodo imaginée par Hugo. Le rêve, à travers cette figure du monstrueux parlant une langue incompréhensible, “permet donc une mise en récit ou une figuration de l’angoisse de l’écriture” et renvoie au “fantasme d’impuissance à écrire l’histoire”.

Le livre de Denis Crouzet analyse les tensions et les terreurs de l’entreprise de Michelet, en se focalisant sur ses rêves traversés d’une inquiétante étrangeté. De manière comparative, il le rapproche d’autres textes d’historiens ou d’écrivains. Il montre comment Michelet se force à réagir et se sent investi d’une mission, à savoir que le futur contredise ce qui apparaissait crypté dans son rêve, en le faisant bénéficier des leçons du passé. Il se conforte dans son devoir en se référant à un autre songe, celui de César que raconte Plutarque, mais pour y parvenir, il faut briser l’angoisse et devenir un ersatz, pour reprendre le terme employé par Denis Crouzet. Une interprétation psychanalytique du destin de Michelet, s’érigeant en exorciste, met en parallèle le spectre de son frère aîné défunt et “le fantasme de l’historien luttant contre la fatalité de la mort en écrivant l’histoire.” Une histoire sous le signe de la perte et peuplée de ses “frères morts” que sont les hommes du passé. Son goût des spectres lui vient probablement du théâtre d’ombres. Anxiété de se sentir fratricide et obsession d’une pulsion meurtrière se disputent la psyché de l’historien, dont le travail de deuil intervient à travers le choix de sa discipline, qui lui permet d’évacuer les non-dits de l’angoisse, comme en témoigne son récit autobiographique. Face à sa mère, ayant perdu son aîné, Michelet hésite entre hostilité et culpabilité, et remplit ses livres de figures féminines dominatrices comme Catherine de Médicis, ou les femmes de son époque, tandis que la sorcière, dans son ouvrage éponyme, devient une figure paradoxale tiraillée entre amour et haine. Ce n’est que dans La Mer qu’il réhabilite la féminité et se libère de sa culpabilité. Sa mélancolie claustrophobe se nourrit d’images symboliques comme celle de l’araignée. Déçu par les différents régimes politiques qui se sont succédé, il voit s’éloigner de plus en plus le renouvellement auquel il a tant aspiré. Saisi par la beauté du macabre, l’historien nourrit une forme de nécrophilie ; pour lui, se rendre aux archives s’apparente à se rendre au cimetière. Adversaire d’une écriture morcelée de l’histoire, comme celle des Lumières, il aspire à une totalité, qu’il anthropomorphise : il voit dans la France une âme et une personne, et un héros dans le XVIe siècle.

Son analyse de la Révolution française l’a conduit dans une impasse. En effet, en dépit de l’euphorie initiale ayant accompagné ses débuts, la Révolution, en passant comme le déplore Michelet du sublime à l’hystérie, d’une religion à une police, n’a pas abouti au dénouement espéré. Il tente d’en saisir les causes en détruisant le mythe héroïque de Robespierre ou celui de Marat. Il célèbre le peuple à travers les volontaires, qui ont incarné le souffle fraternel de la Révolution, mais déplore les mutations de la foule, basculant du sublime à l’atroce, dénonce la peur et la colère qui ont mené à la perte des idéaux républicains, et constate que l’espace parisien évoque une “invitation à la mort”. La Révolution a conduit les hommes vers ce qu’elle devait précisément exorciser, la barbarie et la violence. La déception de l’historien le pousse alors à en interroger les racines historiques pour pouvoir espérer une forme de renaissance. Pour Michelet, l’enjeu est essentiel, c’est autant l’idéal de la Révolution qui est menacé avec la rupture de la Terreur, rappelant les massacres de la Saint Barthélémy, que sa tentative même, vécue comme une thérapie. Dès le 31 août 1854, il conçoit un nouveau projet, visant à travailler sur “l’héroïsme du XVIe siècle”, époque pivot ou laboratoire d’idées, dont l’effervescence fascine Michelet. Il voit dans Luther une figure héroïque luttant contre l’oppression ecclésiale. Tel Enée aux Enfers, il descend dans le passé, faisant de sa démarche d’historien la traversée d’un labyrinthe initiatique. “Un dépassement symbolisé par l’image du franchissement de l’Achéron, le fleuve noir du deuil.” Il choisit le XVIe siècle car il le juge prophétique, et lit dans le mot Renaissance “une tension de dépassement ou de surpassement” destinée à anéantir la notion de fatalité, et compare celle-ci, par une ellipse de temps assez considérable, à 1789. L’historien s’est attaché, par sa tentative même, à créer un outil destiné à empêcher les hommes de céder à la résignation et au désespoir. Il se montre très dur avec le Moyen Âge, qu’il décrit comme une forme de nuit intellectuelle, dominée par la tyrannie et l’obstruction de la pensée, et un imaginaire obsidional qui installe le mal au centre du monde des hommes. Tuée par la peur, l’âme de l’homme s’apparente à un cadavre en décomposition. Un système de correspondances permet d’assimiler ce Moyen Âge fantasmé à l’enfance de l’historien, écrasé par la culpabilité et la peur. Toutefois, le principe de vie resurgit, tandis que la Renaissance met l’enfant au centre de l’amour et de la vie. L’homme du XIXe siècle doit s’y plonger pour pouvoir se “projeter dans un possible dépassement de son présent”, tandis que Michelet célèbre l’action rédemptrice des artistes de La Renaissance. L’influence de l’Italie a permis à la France de se métamorphoser, de renaître elle aussi. Il fait l’éloge de Rabelais et Marguerite de Navarre, mais exprime un jugement sans concession sur les rois. Il se penche ensuite sur le rôle joué par la Réforme et son rayonnement dans toute l’Europe. Sa théorie de l’histoire est, selon Denis Crouzet, révolutionnaire, parce qu’elle s’attache à faire tomber les masques des gouvernants du passé. S’il donne la parole à certains d’entre eux, c’est pour les obliger à confesser leurs fautes, et restituer à leurs victimes leur dignité. Dans son désir de “réconcilier la vie et la mort”, selon l’expression de Roland Barthes, il libère le passé de ses obsessions, et donne aux spectres le pouvoir de se réapproprier le réel.

Ouvrage passionnant, extrêmement documenté, le livre de Denis Crouzet invite à comprendre la vision de l’historien, à épouser sa démarche, à comprendre ses choix. La figure souvent contestée de Michelet prend ici un relief singulier. Elle apparaît dans ses contradictions, mais aussi sa vision poétique et toute la puissance de son imaginaire. Un superbe monument funéraire, qui s’attache à redonner vie à l’auteur et à son œuvre.

Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm

Crouzet, Denis, “Le XVIe siècle est un héros : Michelet, inventeur de la Renaissance”, Albin Michel, “Bibliothèque Albin Michel de l’histoire”, 03/11/2021, 1 vol. (601 p.), 24,90€

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