Marjan Tomšič, Les Alexandrines, traduit du slovène par Andrée Lück Gaye, Éditions Agullo, 25/09/2025, 416 pages, 23.50€

Il y a des œuvres qui, par la force de leur sujet et la justesse de leur voix, arrachent à l’oubli des pans entiers de l’humanité. Les Alexandrines du romancier slovène Marjan Tomšič est de celles-ci. Le roman déploie le terrible destin des Aleksandrinke, ces femmes slovènes qui, au tournant du XXe siècle, poussées par une misère rurale implacable, quittaient leurs terres et leurs enfants pour servir comme nourrices ou domestiques dans la cosmopolite et lointaine Alexandrie. Marjan Tomšič orchestre une épopée intime, un chant choral où résonnent la douleur du sacrifice, la brutalité des séparations et l’indélébile empreinte de l’exil. Le livre restitue la pleine mesure d’une odyssée féminine, économique et psychologique, portée par une écriture d’une grande sensibilité sensorielle.
L'Archipel des solitudes
Le récit se construit tel un archipel de consciences, reliant par un fil invisible trois solitudes embarquées sur le même paquebot vers l’Égypte. La structure polyphonique du roman magnifie cette expérience collective en lui conférant une profondeur psychologique singulière. À travers les monologues intérieurs de Merica, Vanda et Ana, Marjan Tomšič explore les nuances infinies de l’arrachement. Merica incarne la figure tragique de la mère, dont le départ s’apparente à une amputation. Son corps, encore gonflé du lait destiné à son nourrisson, devient le réceptacle physique de son tourment, chaque vague du voyage ravivant le souvenir de son fils Mihec laissé au pays. Son sacrifice est absolu, presque mystique, et sa douleur, silencieuse, habite chaque page. Vanda, à l’inverse, représente la jeunesse et la naïveté jetées dans un monde dont elle ignore tout. Âgée de seize ans à peine, elle est animée par la promesse de l’aventure, ses pensées oscillant entre l’excitation des découvertes et la peur de l’inconnu, ce qui donne à son périple des allures de roman d’apprentissage, où l’émerveillement côtoie l’effroi. Ana, quant à elle, figure la voix de l’expérience, celle qui connaît déjà l’Égypte pour un premier exil. Sa lucidité, parfois teintée d’amertume, la place en protectrice de ses compagnes d’infortune, son regard sur le monde révélant une compréhension aiguë des dynamiques de pouvoir et de la fragilité de leur condition. C’est à travers ce triptyque féminin que Marjan Tomšič donne chair et âme à un phénomène historique, en faisant de ces voix le cœur battant du récit.
Le paquebot, un monde entre deux rives
La traversée maritime acquiert une dimension symbolique et centrale, devenant bien plus qu’une transition géographique. Le paquebot se métamorphose en un microcosme social, une scène flottante où les fractures du monde se rejouent avec une intensité décuplée. L’auteur dépeint parfaitement la hiérarchie implacable des ponts : en haut, l’opulence et l’insouciance des classes aisées, rythmées par l’orchestre de la salle à manger ; en bas, sur le pont inférieur, la promiscuité, l’odeur de la misère et la houle qui retourne les estomacs et les âmes. Ce navire est un espace liminal, un entre-deux où les personnages, suspendus entre la terre quittée et celle à conquérir, sont entièrement livrés à eux-mêmes, à leurs souvenirs et à leurs angoisses. Le récit saisit l’ambivalence de cette situation, où le corps endure le mal de mer tandis que l’esprit navigue dans les eaux tumultueuses de la mémoire et de l’anticipation. Marjan Tomšič utilise cet espace clos pour sonder les tensions, qu’elles soient sociales, avec la confrontation muette entre riches et pauvres, ou intimes, avec les pulsions et les peurs qui assaillent les voyageuses. La mer elle-même, omniprésente, devient un personnage à part entière : une étendue infinie qui sépare et isole, mais aussi la seule voie vers une survie économique.
Alexandrie, miroir aux mille éclats
L’arrivée à Alexandrie va donc constituer une nouvelle étape initiatique : celle du choc culturel et de la confrontation avec une réalité fantasmée. Le roman restitue l’éblouissement des jeunes femmes face à cette ville-monde, un carrefour vibrant où se côtoient langues, religions et coutumes. L’Alexandrie de Marjan Tomšič est un lieu de contrastes saisissants, où la splendeur des quartiers européens et des villas cossues s’oppose à l’effervescence grouillante des marchés arabes. Pour les Alexandrines, cette cité cosmopolite est d’abord le théâtre de leur servitude. Elles y découvrent leur nouvelle place, subordonnée, au sein de familles anglaises, juives ou grecques dont elles partagent l’intimité tout en demeurant irrémédiablement étrangères. La plume de Marjan Tomšič dépeint avec une grande justesse psychologique la complexité de leur adaptation : l’apprentissage de nouvelles langues, l’assimilation de codes sociaux, et surtout la gestion de cette distance affective qui les sépare des enfants qu’elles nourrissent, reflets permanents des leurs, abandonnés au loin. Le roman illustre comment l’exil économique transforme l’identité, comment ces femmes, devenues des professionnelles de l’intime, naviguent entre leur rôle de mère de substitution et le poids constant de leur sacrifice originel.
Les Alexandrines transcende le cadre du récit historique pour atteindre une universalité poignante. Marjan Tomšič nous livre une méditation littéraire sur la migration, la maternité et la mémoire, interrogeant ce que signifie “être chez soi” quand le cœur et le corps sont déchirés entre deux mondes. L’auteur compose une symphonie des voix perdues, une œuvre dont la résonance, profonde et subtile, évoque les diasporas d’hier comme celles d’aujourd’hui, nous rappelant que derrière les grands mouvements de l’Histoire se cachent toujours des destins humains d’une complexité infinie. Une lecture dont l’écho se prolonge, tenace et émouvant, comme le ressac d’une mer chargée d’histoires.

Chroniqueur : Philippe Martinez
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