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Le livre d’Arnaud Blin, « Les conquérants de la steppe », interroge la fascination que ces derniers ont pu exercer au cours de l’histoire. L’auteur, historien et stratège, fonde son analyse sur la dimension géopolitique, en opposant d’une part les conflits de certains empires, comme les Grecs et les Achémides, « qui ont posé de manière profonde les fondements de notre dynamique géopolitique », « cet affrontement entre superpuissances maritimes et continentales », et d’autre part les conflits entre nomades et sédentaires du continent euro-asiatique au fonctionnement sensiblement différent. L’historien, avec beaucoup d’intelligence et d’érudition, analyse ce type particulier d’affrontement, dont les conséquences se sont révélées parfois dramatiques pour les Européens. Les transformations géopolitiques et les invasions géostratégiques affectèrent la dynamique économique et démographique des régions attaquées, dont certaines ne se relevèrent pas. Arnaud Blin évoque notamment le cas de la peste noire, due aux conquêtes gengiskhanides. En même temps, il constate que ces guerriers excellaient au combat, mais s’avéraient souvent incapables de gouverner.

À cette opposition entre nomades et sédentaires se greffe celle qui oppose deux types de sociétés comme d’organisation politique, d’un côté des états fondés sur un système vertical, comportant une organisation sociale, une territorialité délimitée par des frontières, un système économique fondé (sauf exception) sur la propriété privée, et enfin, une densité démographique et une productivité élevée. Les gouvernements des steppes, en revanche, tant sur le plan politique que social ou économique, en revanche, se situent presque à l’opposé de ce modèle. Leur système est horizontal, non vertical et fonctionne selon un principe de réseaux, que l’auteur du livre juge plus proche de Google, Facebook ou des groupuscules terroristes comme al-Qaïda que d’un état. Tout le pouvoir demeure concentré entre les mains d’une minuscule élite, et il en va de même pour les profits. Les richesses ont été acquises par des conquêtes prédatrices ou le développement de grandes routes commerciales, encouragées et protégées par les grands conquérants de la steppe. Ce mode de fonctionnement fascine les démocraties libérales comme les USA. Mais lorsqu’un de ces réseaux devient trop important, il s’affaiblit et se trouve absorbé par d’autres. Car au contraire des états, inscrits dans la durée, les réseaux s’inscrivent dans un territoire et sont moins résilients. Ceux dont il est question se sont formés autour d’un noyau situé en Asie centrale et en haute Asie, qui, à l’époque des gengiskhanides, s’étendait de la Chine aux portes de l’Europe. Le cas le plus emblématique reste celui de la Mongolie, engloutie par l’Union soviétique et la Chine. Aujourd’hui, les richesses du sous-sol de la steppe en font une proie.

La force des réseaux résidait dans leur capacité à mobiliser des ressources en reliant des groupements indépendants les uns des autres, mais se heurtait à la difficulté de les unifier dans la poursuite d’un objectif commun de conquête. En cas de réussite, la puissance du réseau se démultipliait de façon exponentielle. Les transformations qu’ils opéraient s’avéraient d’autant plus rapides et profondes qu’elles s’appuyaient sur un support technologique. Si la religion n’a joué qu’un rôle mineur, les tribus étant partagées entre judaïsme, manichéisme, animisme, bouddhisme, confucianisme, Islam, elle a, dans le cas de l’Islam, privilégié le concept de guerre sainte y compris contre des Musulmans. Dans un monde où les options économiques s’avéraient limitées, l’élevage, et plus particulièrement celui du cheval, utilisé pour la viande, le transport et la guerre, tout comme l’arc à double courbure étaient favorisés. Leurs techniques militaires ne pouvaient être copiées, car elles s’inséraient dans un territoire.

Ces diverses analyses posent le cadre général, précédant l’examen de chacun de ces grands empires, auxquels l’auteur consacre la majorité de son livre. Il s’attache à étudier le rôle joué par les premiers conquérants des steppes, les Huns, et en amont celui des Xiongnu qui opéraient des raids en direction de la Chine des Qin en voie d’unification. Si l’on dispose de peu d’éléments tangibles sur les Huns, l’auteur se penche sur la figure la plus emblématique, et souvent diabolisée d’Attila, qui a servi aux Hongrois de mythe fondateur et dont les exploits ont nourri les sagas islandaises. Les Huns ont marqué en profondeur l’histoire occidentale, et leur présence a contribué à renverser l’ordre établi dans la zone méditerranéenne.

Le livre se focalise ensuite sur les empires du milieu, Gökturks, Ouïghours, Khazars et Kitaï, et les empires turco-musulmans comme celui des Seldjoukides, avant de se concentrer sur Gengis Khan et son rêve d’empire universel, dont l’objectif, la Chine, se heurtait à de multiples obstacles : une armée puissante, avec un million de fantassins, une configuration géographique peu familière aux hommes des steppes, avec ses fortifications défensives et son importante démographie, quand la stratégie mongole, qui s’appuyait sur la violence des raids, ne disposait ni du temps ni de la logistique nécessaire pour de longs sièges. Si Gengis Khan n’inventa rien sur le plan technologique, il dut sa réussite à la qualité de son armée, qui reposait sur le binôme arc / cheval, ainsi que sur la discipline et la cohésion parfaites de ses troupes, mais pas seulement. D’une part, dans la société mongole, le rôle essentiel joué par les femmes sur le plan de l’économie et de la gouvernance contribuait à libérer les hommes de ces tâches pour leur permettre de faire la guerre. D’autre part, la répartition du commandement militaire en deux branches distinctes, l’une issue du rang, l’autre de la famille du Khan, à laquelle il faut ajouter la minutie accordée à la préparation de ses campagnes et son intelligence stratégique, ont assuré le succès de ses conquêtes. Lui et ses héritiers n’ont cessé d’emprunter leurs techniques à leurs adversaires, « produisant l’une des plus remarquables machines de guerre de tous les temps ». À sa mort, il léguait à ses descendants un vaste empire, un projet et un mythe.

Arnaud Blin interroge ensuite les liens entre les conquérants des steppes et l’Occident. La présence de traces de christianisme chez les Gengiskhanides avait intéressé les Occidentaux et donné naissance à la légende du royaume du prêtre Jean. Par ailleurs, l’Europe n’avait pas pris la mesure de la menace constituée par les Mongols, qui s’attaquèrent à la Russie et à la Bulgarie. Des missions diplomatiques, alternant avec des épisodes guerriers entre Orient et Occident virent le jour, mais c’est aussi au déplacement des armées mongoles que l’on doit, semble-t-il, la propagation de la peste noire qui décima les trois quarts de la population européenne. L’auteur corrige toutefois l’image négative de ces peuples, en montrant qu’ils ont été de grands passeurs de connaissances, qu’ils ont permis un partage de savoir faire et des transferts technologiques. Les deux derniers chapitres du livre se consacrent à la figure de Kubilaï Khan et de sa conquête de la Chine. Arnaud Blin analyse les modifications de l’empire mongol, traduites par un morcellement accéléré, l’abandon de la culture nomade, le déplacement de la capitale hors de la Mongolie, à Pékin, et l’islamisation, provoquant l’implosion en douceur de l’imperium mongol. Kubilaï Khan, souverain incontesté de la Chine, a toutefois subi un revers en tentant d’envahir le Japon. L’avant-dernier chapitre se penche sur d’autres figures de conquérants, en particulier Tamerlan. Quant au dernier, il questionne la dissolution de ces empires.

Le grand intérêt de ce livre, qui s’attache à faire revivre des peuples parfois méconnus, mais fascinants, réside dans sa vaste érudition, ses analyses percutantes, et son souci de retrouver la vérité historique dissimulée derrière les images d’Épinal. Son regard sur les conséquences de ses empires sur l’Occident, sa mise en valeur de la fonction des femmes dans l’empire mongol et sa réflexion géopolitique offrent une lecture stimulante sur ces époques troublées.

Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm

Blin, Arnaud, « Les conquérants de la steppe : d’Attila au khanat de Crimée : Ve-XVIIIe siècle », Passés composés, 01/09/2021, 1 vol. (366 p.), 23€

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