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Mariana Enriquez, Les dangers de fumer au lit, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, Editions du sous-sol, 13/01/2023, 21€

Ce titre un peu étrange reflète l’univers singulier de Mariana Enriquez, qui se dévoile dans ce recueil de nouvelles à la tonalité noire ou fantastique. Son roman précédent, Notre part de nuit, avait reçu de nombreux prix. La plupart des récits se situent en Argentine, mais l’une d’elles a pour cadre Barcelone, dont elle délivre une vision assez inhabituelle.

Un monde d’êtres déchus

L’humanité qui transparaît dans le livre de Mariana Enriquez apparaît souvent vulnérable, vouée à la misère. Bébés, enfants disparus, clochards, prostituées, se côtoient dans ces étranges récits. Parfois, l’humain se révèle dans ce qu’il a de plus organique, l’excrémentiel, la maladie, les cicatrices, la décomposition des corps, qui effraient et fascinent à la fois. Ces derniers apparaissent inéluctablement destinés à mourir. La crudité du style de l’auteur met l’accent sur cette fugacité du vivant. Elle décrit, d’une manière presque insoutenable, la cruauté des habitants d’un quartier face à un vieillard atteint de diarrhée, un épisode dont elle reprend le point de départ dans Rambla Triste sans l’exploiter vraiment :

Sale clodo, a crié Juancho. Clodo, fils de pute, et tu oses venir chier dans notre quartier, salopard ! Il lui a donné des coups de pied à terre et comme il portait des tongs il a récupéré de la merde sur les pieds / Tu te lèves, enfoiré, tu te lèves et tu nettoies le trottoir d’Horatio, ici, on ne plaisante pas, retourne dans ton bidonville, connard.

La cruauté peut aussi bien viser les vers de terre, qu’une fillette aime découper en morceaux bien nets, qu’un jeune couple coupable d’avoir suscité la jalousie d’un groupe de filles, qui se retrouve puni d’une terrible façon. Le monde de Mariana Enriquez est hanté par les odeurs pestilentielles, provoquées par la crasse et l’absence d’hygiène, mais qui pourraient aussi métaphoriser un monde en putréfaction. Ainsi, la déliquescence sociale s’exprime dans cette figure enfantine.

Ce garçon erre partout dans la ville, diffusant sa puanteur partout pour qu’on ne l’oublie pas. On raconte que les assistantes sociales n’arrivaient pas à lui ôter ses fringues, tellement elles étaient collées à son corps à cause de la crasse. On dit qu’il avait des poux, mais aussi des vers blancs sr le cuir chevelu, et des plaies sous les bras ; il ne s’était jamais lavé, un petit animal, il se chiait dessus de peur et ne se nettoyait pas.

Mariana Enriquez voit dans le Barrio Gotico de Barcelone un second Calcutta, où des orphelins abandonnés par des mères toxicomanes survivent en ayant parfois recours au meurtre pour se procurer de l’argent, ou meurent d’overdose. Elle décrit un quartier sans confort, au climat délétère, un endroit qui piège les réfugiés argentins, incapables de s’en échapper. Mais sa perception de l’Argentine, prise entre l’archaïsme des superstitions et les inégalités sociales s’avère tout aussi sombre, et chacune des nouvelles contribue à en renforcer l’image désespérée.

Un réalisme magique

Mais cette appréhension d’une réalité sordide s’effectue par le biais du réalisme magique, celui qui caractérise les romanciers sud-américains, et dans lequel les théoriciens de la littérature voient une stratégie éditoriale pour conférer une identité aux productions littéraires de l’Amérique latine. En effet, une atmosphère fantastique se dégage de ces textes, qui privilégient l’étrange, le surnaturel, le macabre. Mariana Enrique puise ses références chez Sylvia Plath ou Will Oldham, ou cite Manuel Delgado dans la nouvelle consacrée à Barcelone : “Habilement, traîtreusement, la ville s’emploie à se venger.” La phrase qu’elle emprunte à Sylvia Plath évoque une chose sombre, qui réside en elle, et dont elle éprouve quotidiennement la malignité. Dans cette atmosphère de peur et d’angoisse les enfants morts revêtent une présence fantomatique, échappant aux codes habituels. Ainsi, “Angelina ne ressemble pas à un fantôme. Elle ne flotte pas, n’a pas le teint pâle et ne porte pas de robe blanche.” L’écrivain leur substitue des modes de représentation plus réalistes, comme l’odeur de putréfaction. Certains de ses personnages évoquent des zombies ou des morts vivants. D’autres sont investis d’un pouvoir maléfique, qui s’exprime dans des actes de vengeance ou de sorcellerie, telle cette fillette possédée par des démons, et que la psychiatrie échoue à guérir. Parfois, il s’avère inopérant, comme la jeune fille qui tente d’envoûter l’homme de ses rêves en ajoutant à sa boisson quelques gouttes de sang menstruel. L’horreur avoisine l’extrême, en particulier avec des adolescentes se livrant à un acte de cannibalisme nécrophile : “Les filles avaient ouvert le cercueil pour manger les restes d’Espina avec dévoration et répugnance ; autour du trou, des flaques de vomi témoignaient de leur effort. Un des policiers avait vomi aussi. Elles l’ont rongé jusqu’aux os, raconta-t-il à la télévision, et le présentateur, épouvanté, resta sans voix pour la première fois de sa carrière.” En dépit de l’atrocité, l’auteur fait montre d’une ironie noire, qui confère sa particularité à son écriture sans concessions.

Un texte très sombre, qui choisit de parler de l’Argentine d’aujourd’hui par le biais du fantastique, loin en apparence des difficultés politiques. La critique sociale s’insinue à travers le récit d’horreur, donnant l’image d’un pays se décomposant lentement, dont le passé hante le présent. La force et la violence des images ne laissent jamais le lecteur indifférent. Le sexe et la mort se côtoient sans cesse dans une œuvre qui continue à nous poursuivre, une fois le livre refermé. Finaliste à l’International Booker Prize, Les dangers de fumer la nuit a fasciné le prix Nobel de littérature Kazuo Ishiguro, qui considère ce livre “comme la découverte la plus excitante” qu’il a pu faire en littérature depuis longtemps.

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Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne

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