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Katia Belkhodja, Les Déterrées, Mémoire d’encrier, 22/08/2025, 408 pages, 22€

Il y a des livres qui s’ouvrent comme des portes et d’autres comme des paumes, offrant leurs lignes de vie à qui sait les lire. Les Déterrées de Katia Belkhodja appartient à cette seconde catégorie, un texte-matrice où les veines de l’histoire familiale, algérienne, québécoise, se mêlent à la sève des mythes personnels et des constellations lointaines. L’ouvrage, publié chez Mémoire d’encrier – une maison dont le nom même est un programme –, exhume les voix des femmes, celles qui portent la mémoire comme une seconde peau, celles dont le silence a nourri la terre sur laquelle poussent les récits. Au seuil de cette lecture, une parole inaugurale nous est confiée, avertissement et clé d’un art poétique : “MA TANTE ET MA MÈRE M’ONT APPRIS BEAUCOUP DE CHOSES ET PARFOIS, JE LES DÉSAPPRENDS. MAIS JAMAIS, JE LE JURE, JE N’AI LAVÉ UNE THÉIÈRE.”  Le ton est donné. Il s’agira de goûter les infusions successives de la mémoire, de sentir le poids de l’histoire qui se dépose, strate après strate, au fond de la théière jamais lavée, ce réceptacle sacré du temps partagé.

Des grottes du Dahra aux neiges du Québec

L’œuvre déploie une fresque dont les temporalités s’emboîtent, où une cuisine de Longueuil vibre des échos d’une grotte du Dahra et où le regard d’une jeune astrophysicienne face au cosmos contient la blessure d’un grand-père enrôlé dans les guerres de l’Europe. Le récit s’ancre dans la voix de Rym, nièce et cousine, Shehérazade moderne chargée par ses aînées d’une mission impérieuse et tendre : “Pourquoi tu ne racontes pas notre histoire ?” Cette question, écho de toutes les filiations, devient le moteur d’une quête. Elle l’oblige à déterrer : la guerre de libération, la décennie noire, la colonisation qui tatoue les âmes et mutile les noms. Elle explore l’exil, ce passage d’un continent à l’autre, de la terre gorgée de soleil d’Alger aux hivers de Greenfield Park, ce déracinement qui oblige à réinventer ses racines dans l’asphalte ou la neige. Le livre enlace les destins de Lounja, la mère, figure de la peur digérée et transformée en force ; de Mouna, la tante, incarnation de la joie et de l’élan vital ; d’Asias et Fadelle, les grands-parents, dépositaires d’un monde paysan et de traumatismes indicibles. Chaque personnage est une île, et la narration, un archipel de sens où les courants souterrains de l’affect et de l’histoire relient toutes choses.

Quand la syntaxe épouse la mémoire

Le style de Katia Belkhodja épouse les mouvements de la mémoire. Sa prose, sinueuse et précise, coud ensemble les époques par le fil d’une syntaxe ample, labyrinthique, où les incises ouvrent des tiroirs secrets et les subordonnées explorent les ramifications d’une pensée arborescente. Puis, soudain, la phrase se brise, lapidaire, tranchante comme un verdict : “Dans le doute, il faut dynamiter les ponts.” Cet art du contraste rythmique traduit l’oscillation constante entre le flot continu du souvenir et l’urgence de la décision, de l’acte politique ou intime.

La langue elle-même est un personnage, ce français qui, pour les narratrices, est un héritage complexe, une maison habitée par les fantômes. Elles savent de quel sang il est fait, de quelles douleurs il est pétri, et elles le revendiquent comme un trésor conquis : “Mon français est un butin de guerre, c’est le français de Kateb Yacine, d’Assia Djebar.” Ce n’est ni la langue de Champlain, ni celle de l’Académie, c’est une langue réappropriée, enrichie des murmures du tamazight, des saveurs du couscous, des douleurs de l’exil. Une langue qui sent les beignets de Fadelle et porte la poussière des archives familiales. C’est un langage sensoriel qui ancre les grandes tragédies dans le détail tangible : un tatouage sur un menton, un geste de main dans la farine, l’odeur de la menthe dans le thé.

"Les Déterrées" : sortir de l’oubli, déterrer le sens

Les Déterrées propose une réflexion profonde sur la transmission. La mémoire est ici une affaire de corps, une généalogie inscrite dans l’ADN, sur la peau, dans la posture. L’autrice fait dialoguer les traumatismes transgénérationnels avec les lois de la physique. Le temps, à travers le regard de la cousine Inès passionnée par Carl Sagan et Cecilia Payne, devient une notion plastique, un paysage que l’on peut observer à distance, comme depuis une autre galaxie. “Le temps est un paysage. De quelque part dans l’espace, on peut voir nos morts mourir en permanence.”

Cette mise en perspective cosmique dilate la douleur individuelle et lui donne une résonance universelle. La guerre civile algérienne, le massacre de la mosquée de Québec, le sort des femmes savantes oubliées par l’histoire : tout s’inscrit dans ce même continuum où les blessures des unes répondent à celles des autres. La filiation devient alors un concept élargi. On n’hérite plus seulement du sang ou des biens, on hérite des gestes, des peurs, des résistances. L’œuvre célèbre une sororité de cousines, un matriarcat souterrain où les femmes sont les piliers qui soutiennent l’édifice fragile de la famille. Elles sont les déterrées, celles que l’on sort de l’oubli, mais aussi celles qui déterrent, qui creusent pour trouver le sens, pour soigner les fractures du passé.

Faire le thé comme on écrit l’Histoire

Katia Belkhodja offre une œuvre où chaque mot semble nécessaire, où l’intime et le politique sont indissociables. Lire Les Déterrées, c’est accepter de s’asseoir à la table d’une famille où l’on parle aux morts comme aux vivants, où l’on se transmet les recettes de cuisine comme on se lègue les cicatrices de l’Histoire. C’est regarder dans le chas de l’aiguille que tend une grand-mère pour y voir le monde, dans son infinie complexité. C’est entendre les échos de la poésie d’Audre Lorde dans le combat quotidien de femmes qui savent que les outils du maître peuvent parfois être retournés contre lui, surtout lorsqu’ils sont maniés avec l’intelligence du cœur. Et c’est, enfin, comprendre qu’écrire, comme faire le thé, est un rituel de transmission. Il s’agit de verser et de reverser le liquide brûlant de la mémoire, encore et encore, jusqu’à ce qu’il infuse complètement le présent. Le goût est amer, puis doux, il se dépose et demeure. Il est le legs.

Chroniqueuse : Suzanne Ménard

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