En 1941, la Grèce capitule face aux troupes de Mussolini soutenues par celles de la Wehrmacht. Son territoire est occupé jusqu’en 1944 de manière éprouvante pour les populations. Celles-ci subissent des restrictions, mais aussi des épisodes sanglants de répression contre toute tentative de résistance, à l’image du massacre des habitants du village de Domenikon en février 1943. Cet épisode tragique est décrit dans « Les dix mille mulets » de Salvatore Maira.
Mais le récit débute en 1949, lorsque la Grèce réclame à l’Italie, comme réparations de la dette de guerre, dix mille mulets. Peppino Maiorana, jeune négociant sicilien de bétail depuis sa prime enfance, ne veut pas rater cette occasion de s’enrichir en obtenant l’extraordinaire marché. Au prix de sacrifices financiers et d’une lutte acharnée contre des concurrents, il obtient l’appel d’offres. Commence alors, dans le port de Messine, un étrange ballet en provenance de toute l’île : paysans venus vendre leurs bêtes, à pied, en camion ou en train, prostituées, taverniers, barbiers et marchands ambulants de Panelle, fonctionnaires grecs chargés de vérifier la conformité des mulets avant qu’ils ne soient embarqués sur un navire à destination du Pirée. Le site se transforme ainsi en véritable Campo grouillant de vie. Peppino tombe de Charybde en Scylla pour parvenir au bout de sa mission, d’autant que, cette fois, presque tous ses frères ont refusé de le suivre dans cette aventure chimérique. Le héros est cependant aidé, dans son entreprise par des amis dont le commissaire Giulio Saitta. Le roman croise les destins opposés de ces deux hommes. Si le premier est jeune, empli de l’espoir de fortune et le regard tourné vers une Italie débarrassée de ses fantômes fascistes, le second vit dans un passé douloureux marqué par le meurtre de sa femme pendant la guerre. Tous deux et leurs proches se retrouvent pris au cœur d’une intrigue en réalité plus grave où se mêlent mafia sicilienne, diplomates américains, hauts prélats de l’Église, aristocrates, propriétaires fonciers et anciens partisans de la République fantoche de Salò. Le roman nous rappelle qu’en 1949, l’ombre du fascisme plane encore comme une menace sombre sur la société italienne.
La fiction croise en effet la grande histoire, et celle en particulier de la Seconde Guerre mondiale par des procédés d’analepses. De véritables personnages historiques apparaissent ainsi dans le récit comme Accursio Miriglia, un anarcho-syndicaliste sicilien tué à Scaccia (province d’Agrigente) en 1947 par Cosa Nostra, et à qui l’on prête ces propos : « Mieux vaut mourir debout que de vivre à genoux », qui résument bien les combats politiques de sa vie.
Salvatore Maira dépeint à merveille la foule du Campo composée de personnages atypiques comme la « très belle épouse » d’un nain violent, jaloux et avare. Mais l’auteur nous offre aussi de belles descriptions de son île natale, la Sicile :
Ils montaient vers l’Etna, jusqu’au pied du cratère, là où le vent agitait des maquis de genêts, aussi grands que des arbres, surgis des étendues de lave ; au coucher du soleil on eût dit des flots d’eau jaune jaillis d’une planète noire comme de la poix. Ils s’étaient taillé un morceau de monde dans cette partie de la Sicile dont eux seuls semblaient saisir l’absurde beauté.
Avec « Les dix mulets », roman magistral de 680 pages, le lecteur est pris dans une toile complexe qui se tisse au fur et à mesure, pour former un puzzle dont la dernière pièce n’est posée qu’à la toute fin du roman.
Marine MOULINS
articles@marenostrum.pm
Salvatore Maira, né à San Cataldo en Sicile en 1947, a enseigné le cinéma à l’université La Sapienza à Rome. Il est l’auteur d’essais sur le théâtre baroque, sur la relation entre le cinéma et la littérature, sur Pirandello et Verga. Il a écrit et réalisé des longs métrages reconnus dans de nombreux festivals internationaux : « Valzer », par exemple, conçu avec un unique plan séquence a reçu le prix Pasinetti à la 64e Mostra de Venise. Il est également l’auteur d’un deuxième roman « Ero straniero » (2019). Il est sélectionné pour le Prix Mare Nostrum dans la section « Romans ».
Maira, Salvatore, « Les dix mille mulets », traduit de l’italien par Jean-Luc Nardone, Jacqueline Malherbe-Galy, Le Rocher, 02/06/2021, 1 vol. (680 p.), 24,00€
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