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Rémi Baille, Les enfants de la crique, Le Bruit du monde, 04/04/2024, 1 vol. (166 p.), 19€

Avec son premier roman Les enfants de la crique, paru en avril 2024 aux éditions marseillaises Le Bruit du monde, Rémi Baille fait une entrée remarquée sur la scène littéraire. Ce jeune auteur originaire de Toulon nous livre une œuvre sensible et puissante, profondément ancrée dans son territoire natal. Véritable ode à la Méditerranée, ce « roman solaire et tragique » ausculte avec finesse les rapports complexes entre l’humain et la nature qui l’entoure. Rémi Baille tisse une intrigue initiatique, portée par une langue empreinte de poésie et nourrie de la force des légendes provençales. Une quête de soi qui épouse les contours d’une terre pétrie d’histoire, balayée par les éléments – le vent, l’eau, le feu. Comme l’écrit magnifiquement l’auteur, « Le feu ne s’éteint jamais tout à fait du premier coup. »

Un lieu emblématique, un microcosme sudiste

Au cœur du roman se dresse la crique de « Longo Maï », près de Marseille, « refuge éternel de la vie simple« . Ce petit paradis où le temps semble suspendu concentre, tel un microcosme, toutes les composantes de l’identité méditerranéenne. On y trouve une galerie de personnages hauts en couleur, comme autant d’archétypes sudistes : le jeune pêcheur Coco qui vient de perdre son père, l’énigmatique Nine en quête d’ailleurs, La Douane la matriarche des lieux ou encore l’exubérant Cascade, patron de la buvette locale. Leurs destins s’entrecroisent et s’entrechoquent sur ce territoire où chaque geste du quotidien se charge d’une dimension sacrée.

Rémi Baille excelle à faire vibrer ce « mot de passe » qu’est « Longo Maï » (« Longtemps encore« ), comme un mantra incantatoire, un appel à perpétuer l’esprit de la crique génération après génération. Traditions immémoriales, légendes revisitées, expressions provençales truculentes : autant de marqueurs identitaires forts que l’auteur tisse avec jubilation au fil des pages. Comme cette histoire de Silou de Sillan, bandit de grand chemin ayant dérobé au Roi sa précieuse « Table des quatre éléments« , fabuleux talisman réputé gouverner les forces de la nature. La voix de La Douane, oracle des temps anciens, résonne alors telle une mise en garde : « La nature ici tient sa force des choses que nous ne maîtrisons pas. »

Par la grâce de sa langue poétique et imagée, Rémi Baille restitue le génie d’un lieu, son âme profonde. Chaque habitant de la crique semble intimement lié aux éléments – les pêcheurs à l’eau, les amoureux au feu, les rêveurs à l’air. Une osmose quasi chamanique magnifiée par une écriture qui emprunte au souffle épique des grands textes fondateurs. On pense aux romans de Pagnol ou Giono, célébrant les gestes millénaires de l’homme en symbiose avec sa terre – cueillir, pêcher, récolter. Mais aussi à Camus et sa « pensée de midi », solaire et libertaire. Pourtant, la plume ciselée de Rémi Baille parvient, dans ce premier opus déjà maîtrisé, à s’affranchir de ses illustres aînés pour imposer une voix singulière, ancrée dans une Méditerranée d’aujourd’hui. Une terre de contrastes, lumineuse et tragique, où se joue le destin d’une communauté en quête de sens.

Le feu, élément central et métaphorique

Au cœur de l’intrigue se trouve l’élément du feu, à la fois destructeur et salvateur, véritable « personnage » qui va bouleverser la crique et révéler les blessures enfouies. L’incendie qui ravage « Longo Maï », décrit avec une puissance évocatrice saisissante, agit comme un catalyseur, une épreuve initiatique qui va pousser chaque protagoniste dans ses retranchements. « Ils avaient craqué sous le poids de leur propre peine. […] Une grande vulnérabilité flottait dans l’air« , écrit l’auteur. Le feu devient alors le symbole d’une Méditerranée à vif, vivante et tragique, où l’humain se consume dans sa quête éperdue d’identité.

Mais le feu est aussi celui qui purifie et fait renaître. Coco en fait l’expérience mystique lors d’une scène aux accents rimbaldiens, suspendu au-dessus des flammes dévorant le Roucas. L’adolescent voit alors apparaître le visage de Nine au cœur du brasier, comme une épiphanie : « Tu dansais, j’ai vu tes cheveux dans les branches, t’étais trop belle, tu m’as appelé, Nine, et j’ai voulu monter jusqu’à toi. » Une révélation qui fait écho aux « Illuminations » du poète :

J'ai embrassé l'aube d'été. Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes ; et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

Cette ambivalence du feu, Rémi Baille en explore toutes les facettes, métaphysiques et charnelles, jusqu’à l’acmé final où les flammes, dans un geste presque sacré, semblent régénérer la crique et ses habitants. Le vieil olivier calciné qui tend ses branches « comme une main » vers le ciel n’est pas sans rappeler l’image christique de La Pietà. Une renaissance qui passe d’abord par le déchirement, offrande tremblante devant ce mysterium tremendum qu’est la Méditerranée, blessée et éternelle. Comme chez Camus, l’embrasement des corps et des âmes dit la « nuptialité » entre l’humain et le divin : « J’apprenais à respirer, je m’intégrais enfin au monde. (…) Au centre de ma poitrine, un feu inextinguible brûlait alors. » Eau, terre, air, feu, tout est réuni pour faire des Enfants de la crique un roman initiatique. La légende ne dit-elle pas que la « Table des quatre éléments » se trouve cachée dans une grotte de la crique ?

"la crique s'accomplissait dans ce tourbillon"

Avec Les enfants de la crique, Rémi Baille signe un premier roman éblouissant, porté par une langue incandescente qui célèbre un certain art de vivre méditerranéen. Solaire et crépusculaire, intime et universel, ce texte nourri de philosophie ausculte les tourments d’une jeunesse en quête de repères sur une terre ancestrale chahutée par la modernité. En filigrane se dessine le portrait d’une Méditerranée ambivalente, lumineuse et violente, paisible et bouillonnante, qui se réinvente sans cesse dans un perpétuel embrasement. De toute évidence ce jeune auteur saura s’imposer comme une des voix majeures de sa génération pour dire ce territoire en pleine mutation. Son sens inné de l’épopée, son lyrisme charnel et son regard aiguisé, à la fois tendre et sans concession, en font assurément un écrivain à suivre.

Rémi Baille est de la trempe des grands auteurs méditerranéens qui, de Pagnol à Camus en passant par Giono, ont su extraire la substantifique moelle de cette terre de passion et de contrastes. Il porte en lui cette « pensée de midi » chère au philosophe Albert Camus, celle d’une Méditerranée brûlante et sensuelle, déchirée entre ombre et lumière, révolte et apaisement. Gageons que ce premier roman n’est que le prélude d’une œuvre féconde qui saura, à n’en pas douter, réenchanter notre vieux monde essoufflé.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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