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Lorsque les canons se sont tus, le 11 novembre 1918, politiques, militaires ou simples citoyens s’étaient jurés que, cette fois-ci, c’était la “der des ders” Le 28 juin suivant, la signature du traité de Versailles mettait un terme à la Première Guerre mondiale, promettant un avenir pacifié en Europe avec la reconnaissance de la défaite allemande et la création de la Société des Nations (SDN), dont la principale tâche serait d’assurer la sécurité collective en isolant tout fauteur de guerre. Près de 18,6 millions de vies furent englouties dans ce conflit dantesque. Et encore plus de blessés, mutilés, balafrés, estropiés dans une guerre où la modernité joua un rôle mortifère. La paix devenait impérative. Et l’on rêvait, de Paris à Berlin, de Londres à Washington, de Petrograd à Tokyo, de Constantinople à Pékin d’un monde nouveau, plus sûr, moins violent.

En ce début de XXe siècle, le jazz, diffusé par la radio, fait vibrer les corps. L’ensemble de la société, en particulier occidentale, est pris d’une fiévreuse énergie consumériste portée par une forte croissance économique. L’homo œconomicus, dans une ferveur décomplexée, prend en main son devenir. “Après le 28 juin 1919, la reprise de la guerre semble désormais impossible et les anciens combattants commencent à exprimer l’antienne du “plus jamais ça”, qu’ils vont poursuivre jusqu’à 1939″. Pourtant, c’est une paix en trompe-l’œil, “une paix de compromis entre Alliés” qui est arrachée à Versailles. Car, de l’Amérique latine à la Sibérie, en passant par le Rif, le Moyen-Orient ou l’Europe, les mouvements belligènes n’ont cessé de se poursuivre. C’est ce que propose d’analyser Les guerres des Années folles, un essai indispensable pour comprendre ce que fut cet étrange “premier après-guerre” pour lequel beaucoup voulaient vivre de folles années de paix et qui est marqué par tant de guerres ou de conflits. Dans cet ouvrage érudit mais accessible, dirigé par l’historien spécialiste de l’expérience combattante François Cochet, huit historiens de renom apportent chacun leur contribution pour appréhender ces Années folles (1919 à 1925) selon une approche nouvelle. Il en ressort une œuvre captivante et éclairante qui permet de mieux cerner les enjeux géostratégiques de l’époque et appréhender les sous-jacents de la Seconde Guerre mondiale.

Avant de disséquer par zone géographique les conflits qui ont endeuillé les Années folles, l’ouvrage propose de revenir sur le caractère éminemment belligène des conditions de paix mises en place à travers les traités internationaux signés après la grande guerre. Le lecteur néophyte cerne mieux les rouages diplomatico-militaires ayant entouré “l’armistice de Rethondes, loin d’être un événement impromptu”, puis le traité de Versailles. Malgré la paix négociée entre les Alliés et l’Allemagne – qui ampute cette dernière de nombre de ses territoires – la guerre “se poursuit sur différents théâtres d’opérations”. Pour les combattants, les Années folles sont bien éloignées des promesses de paix couchées dans les textes.

Les forces armées des États-Unis ne désavoueraient pas cette assertion. De 1919 à 1925, les soldats américains sont déployés sur une multitude de théâtres. Cet activisme militaire est aux antipodes des attitudes politiques adoptées par l’exécutif. “Le contraste est saisissant entre la posture de Wilson en 1919 et les nombreuses interventions militaires conduites par l’US Army et surtout le Marine Corps dans la sphère d’influence américaine et au-delà”. Sur le continent américain (du nord au sud), les États-Unis déploient leur armée au Nicaragua, à Cuba, en Républicaine dominicaine, au Mexique, en Haïti, au Panama, au Guatemala, au Honduras ou en Colombie, au nom de la défense de leurs intérêts ou des peuples opprimés. Par-delà les océans pacifique et atlantique, on retrouve également les soldats américains en Russie (1918-1922), en Dalmatie (1919-1921), en Turquie (1922) et en Chine (1922-1927). Ainsi, à partir de 1919, les États-Unis affirment leur puissance sur la scène internationale. Mais cet interventionnisme tous azimuts ne se limite pas à une simple démonstration de puissance. Il est aussi question de se préparer aux conflits à venir, tout particulièrement pour les Marine Corps qui se transforment en “une force spécialisée dans le combat amphibie”. Le théâtre sud-américain est ainsi “l’occasion pour les États-Unis, d’un point de vue militaire, d’expérimenter et de théoriser (la contre-insurrection, le combat amphibie, par exemple) des méthodes qui seront au cœur de leurs engagements au XXe siècle”.

Les interventions états-uniennes sur de très nombreux théâtres témoignent de l’instabilité sécuritaire qui règne en 1919. Celle-ci semble d’ailleurs généralisée. En Orient, de 1920 à 1925, “pas un des espaces relevant précédemment de l’Empire ottoman n’est en paix”. Dans cette région du monde, Français et Britanniques se livrent une concurrence féroce pour asseoir leur mainmise sur des territoires riches en ressources naturelles, comme l’Irak ou la Syrie. Les accords Franklin-Bouillon de 1921 annoncent “le retrait des troupes françaises en Cilicie et le début de la normalisation des rapports franco-turcs. Préludes à l’accord de Lausanne (juillet 1923), ils permettent aux Français de réfléchir plus sereinement à l’organisation du mandat en Syrie”. La France doit également conserver son influence en Afrique du Nord. Au Maroc, la guerre du Rif apparaît comme “un conflit armé de transition entre plusieurs époques”. Opposant les troupes coloniales espagnoles puis françaises aux tribus berbères du Rif emmenées par Abdelkrim el-Khattabi, cette “guerre de montage doublée d’une guérilla” est d’une redoutable intensité. La France y déploie des moyens considérables, semblables à ceux employés durant la grande guerre. “Quarante-quatre bataillons sont engagés ; durant le conflit, soixante-treize avions larguent 11 307 tonnes de bombes qui font aussitôt l’objet d’une polémique, Abdelkrim dénonçant auprès de la SDN l’emploi de produits chimiques, ce que nie vigoureusement le gouvernement français, les accusations se reportant sur l’Espagne”. Outre l’emploi d’une force conséquente, cette guerre d’influence voit émerger deux généraux qui joueront un rôle majeur durant le XXe siècle en Europe : l’Espagnol Francisco Franco et le Français Philippe Pétain.

En Europe, l’une des principales conséquences de la guerre de 1914-1918 est “l’effondrement de l’empire multiséculaire des Habsbourg”, le démantèlement de l’Autriche-Hongrie dans “un processus tardif, mal préparé et douloureux”. En outre, l’Allemagne voit ses frontières modifiées. Tous ces bouleversements géopolitiques contraignent ces puissances européennes à réorganiser leurs armées et favorisent l’émergence de partis politiques ou groupes radicaux. La révolution d’Octobre russe a essaimé hors de l’empire soviétique pour toucher les classes ouvrières d’Europe occidentale, générant par réaction un fort sentiment antibolchevique. En Italie, la montée en puissance du fascisme contribue à l’opposition entre “chemises noires” et “rouges”. À l’automne 1920, les actions violentes “des fascistes contre les socialistes s’intensifient”. Néanmoins, “l’antibolchevisme n’est pas consubstantiel au fascisme naissant de 1919, qui est dominé par la défense de la ligne interventionniste des anciens combattants et des intérêts futurs de l’Italie”. D’ailleurs, dans son discours du 23 mars 1919 de la place San Sepolcro à Milan – considéré comme l’acte de naissance du fascisme – Mussolini n’aborde à aucun moment la révolution russe. Il n’empêche que des radicalités antinomiques scindent les populations, contribuant à l’instabilité sécuritaire chronique qui caractérise les années 1920, en Italie comme, plus largement, dans le reste de l’Europe. Tant et si bien que l’on parle de la “brutalisation des sociétés” (Georges Mosse) européennes après la grande guerre.

Que ce soit dans le camp des vainqueurs comme au Royaume-Uni ou dans celui des perdants comme l’Allemagne, les crises politiques et sociales sont propices à la montée des radicalités. Tout juste sorti de la guerre, le gouvernement britannique se voit confronté, en 1919, à la guerre civile irlandaise et la naissance l’Irish Republican Army (IRA). Hors de leurs frontières, les Britanniques doivent encore se battre en Russie, en Égypte, en Afghanistan, en Irak ou en Inde. Autant de luttes qui essorent les populations, déboussolent les politiques et découragent les combattants, pour lesquels le répit n’est qu’illusoire. Sur le plan interne, à peine le traité anglo-irlandais – consacrant la naissance d’un État libre d’Irlande (Irish Free State) – est-il signé à Londres le 6 décembre 1921 qu’une sanglante guerre civile éclate, de juin 1922 à mai 1923, au sein du camp indépendantiste irlandais.

En Allemagne, au sortir de la guerre, le rejet du traité de Versailles : “affecte toutes les sphères de la société. Cette paix est injuste, car elle est contraire aux principes élémentaires du droit. C’est un Diktat qui vise à faire porter au Reich seul la responsabilité de la guerre” (Gerd Krummeich). Un changement de régime est nécessaire. Or, la fin de la monarchie donne lieu à de vives tensions au sein de la population. La république de Weimar, proclamée en 1919, éclôt dans un climat de violence exacerbée. À la croisée des chemins, deux options s’offrent au pays : “soit un régime calqué sur le modèle des soviets, soit une démocratie selon une approche occidentale”. Deux hypothèses antinomiques propices à la radicalisation. De violentes manifestations éclatent en 1919, conduisant les manifestants radicalisés à proclamer “une république des soviets en avril 1919”. Mais les menaces qui pèsent sur la jeune république allemande sont diverses. Elles “viennent de l’extrême droite (…) comme des tentatives révolutionnaires” ou séparatistes “comme le soulignent les relations tendues à certains moments avec la Bavière”. En outre, une extrême violence politique décime la classe politique, avec des assassinats de personnalités de premier plan comme l’ancien ministre des Finances centriste Matthias Erzberger. De 1919 à 1922, 376 assassinats politiques sont commis en Allemagne, “dont 22 attribués à des activistes de gauche et 354 à des activistes de droite”.

Les Années folles promettaient paix et prospérité. Toutefois, si – sur le papier – “la guerre est finie, les guerriers marchent toujours”, pour reprendre la formule de l’écrivain Ernst von Salomon. Des Amérique à l’Orient et jusqu’aux Occidents, les armées régulières ou informelles n’ont cessé de combattre, tant pour défendre leurs intérêts que pour préparer les prochains conflits en expérimentant des nouvelles formes et techniques de combats (guerre amphibie en Amérique du Sud, guerre et guérilla de montagne dans le Rif, guerre en milieu désertique en Irak, etc.). Les guerres des Années folles dévoile ainsi le cynisme des gouvernants et l’impossibilité, dans des heures troublées de l’humanité, d’œuvrer en confiance dans le grand concert des Nations. En définitive, les efforts de guerre continus ont pesé sur les finances publiques des différents protagonistes, altérant leur situation économique et financière. Trop occuper à se battre et aveuglées par leurs propres mensonges sur une société des nations pacifiée, les États n’ont pas anticipé la grande crise économique qui les guettait. Avec finesse et érudition, Les guerres des Années folles démontre que le : “responsable de la montée vers la Seconde Guerre mondiale est moins le traité de Versailles que la grande crise économique des années 1930.”

Florian BENOIT
articles@marenostrum.pm

Cochet (François) (dir),”Les guerres des Années folles : 1919-1925″, Passés composés & Ministère des Armées, 22/09/2021, 1 vol. (398 p.), 23€

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