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Ovide, Héroïdes, Henri Bornecque (Directeur de publication), Marcel Prévost (Traducteur), Danielle Porte (Traducteur), Adrian Faure (Annotateur), Les Belles Lettres, 19/04/2024, 372 pages, 14,90€

Beaucoup moins connu que les Métamorphoses ou les Amours, les Héroïdes d’Ovide, récemment réédité par les éditions Les Belles Lettres, offre une facette inédite du talent du poète latin.

Une œuvre épistolaire originale

Le recueil, composé entre 25 et 16 avant notre ère, s’attache à présenter une quinzaine de lettres imaginaires que des héroïnes antiques, malheureuses ou délaissées, écrivent à l’homme qu’elles aiment, et qui s’est rendu coupable d’indifférence ou d’infidélité. Le livre, bilingue, offre une traduction révisée qui permet d’entrer dans l’intimité de ces figures féminines. On recense ainsi trois couples mythiques : Hélène/Pâris, Hero/Léandre, Cydippe/Acontius, qui s’expriment à travers leur correspondance. Ovide imagine aussi Pénélope s’adressant à Ulysse, Didon à Enée, Briséis à Achille ou Phèdre à Hippolyte. Si certaines de ces héroïnes nous sont connues, d’autres, en revanche, nous paraissent plus mystérieuses, comme Phyllis, Hypermestre ou Laodamie. Les Héroïdes simples, qui appartiennent aux œuvres de jeunesse de l’auteur, se distinguent par un ton plus léger que ses œuvres ultérieures. Les Héroïdes doubles, en revanche, écrites pendant l’exil du poète, probablement autour de l’an 8 avant notre ère, sont marquées d’un sceau de tristesse et d’amertume. La nouveauté est due principalement au fait qu’avant ce texte d’Ovide, il n’existait pas de lettres de personnages féminins mythologiques. Même Sapho, pourtant bien réelle, revêt, grâce à la fiction littéraire, une dimension mythique.

Je reconnais les baisers dont ta langue était messagère et que tu avais coutume de recevoir savamment, de donner savamment. Quelquefois je te caresse et je profère des mots tout semblables à la réalité et ma bouche veille pour exprimer ce que je sens. Ce qui s’ensuit, j’ai honte de le conter ; mais tout s’accomplit et cela m’est doux et je ne puis rester aride.

L’évocation du fantasme de Sapho reflète tout le talent du poète, manifesté dans sa peinture de l’érotisme.

L’élégie, ou la plainte amoureuse

Elles relèvent du genre de l’élégie, qui se caractérise par sa métrique, celle du distique élégiaque, mais aussi par son sujet : la plainte. Pour les Anciens, l’étymologie du terme élégie résidait dans le mot grec elegein, qui signifiait “dire hélas”, et désignait la plainte amoureuse, voire le soupir de l’amoureux pour sa bien-aimée. Ce choix d’un genre poétique reflète la tonalité des vers d’Ovide, déplorant un amour malheureux. Ainsi, Pénélope se lamente :

Et tandis que, sottement, je redoute ces dangers, peut-être (quels caprices sont les vôtres !) es-tu captif d’un amour étranger. Peut-être vas-tu lui conter combien est rustique est ta femme, bonne seulement à dégrossir la laine !

Cette expression de la jalousie de Pénélope revêt des accents étonnamment contemporains.
Le chagrin des épistolières s’exprime dans leur évocation des circonstances de rédaction des lettres, qu’elles tachent souvent. Canacée songe au suicide qui teintera la sienne de sang ; tous ces différents fluides, encre, pleurs ou sang concourent à la révélation du chagrin amoureux. Hypermestre est enchaînée. D’autres femmes, au contraire, communiquent ainsi avec leur amoureux, tantôt du fait de leur enfermement (Hermione et Hypermestre) tantôt par conformité aux convenances sociales (Hélène et Cyclippe.). La tragédie n’est jamais loin, la mort devenant le mot de la fin. Les monologues reflètent ici l’échec du dialogue amoureux, comme pour Ariane, abandonnée sur l’île de Naxos, ou Didon, rejetée par Enée :

Quand j’aurai été consumée par le bûcher, l’inscription ne sera pas "Elissa, femme de Sychée", mais sur le marbre du tombeau, on lira ces vers : "Enée a fourni et la cause de la mort et le glaive; c’est à sa propre main que, pour mourir, Didon eut recours".

Les motifs récurrents de l’amour-passion

On retrouve chez Ovide les habituels symptômes de la passion amoureuse dont se réclament les diverses figures féminines. Il use de métaphores classiques comparant l’amour à une flamme, ou associant le chaud et le froid. Ces emprunts à la poésie lyrique antique côtoient d’autres motifs, comme le rappel de l’idylle vécue autrefois, qui relève du genre de l’églogue. La scène de la séparation constitue aussi un topos qui permet la mise en scène du pathos, l’exaspération du chagrin de l’amante, très théâtralisée, s’apparentant à l’expression d’un deuil, comme lorsque Oenone s’adresse à Pâris :

Le cœur tremblant, je vois un visage de femme. Ce n’était pas assez, (aussi pourquoi m’attardais-je, insensée ?), cette vile amante se serrait contre ton sein. Alors je déchirai ma robe, meurtris ma poitrine, je lacérai de mes ongles mes joues humides et je remplis de mes hurlements l’Ida sacré ; c’est là que, parmi mes rochers, je portai mes larmes. Qu’ainsi pleure et se lamente Hélène, abandonnée par son époux, et, ce qu’elle m’a infligé la première, qu’elle-même le subisse !

Dans ce discours, le désespoir s’allie au désir de vengeance. Dans de nombreuses épîtres, les héroïnes supportent d’autant moins l’abandon qu’elles ont tout sacrifié pour l’objet de leur amour, ce qui ne les empêche pas de le supplier, d’accepter d’être bafouées ou humiliées à nouveau, sans souci de pudeur ni de renommée, préférant l’asservissement à l’amour (un topos fréquent dans la poésie élégiaque) aux valeurs traditionnelles. Si certaines finissent par se tuer, d’autres préfèrent que la mort touche leurs rivales, comme Médée, Créuse ou Phèdre.

Masculin et féminin dans les Héroïdes

Hommes et femmes s’opposent en permanence, la sympathie se portant d’emblée vers les personnages féminins, victimes de la fourberie de ces derniers, que les lettres représentent de façon très désavantageuse. Ingrats, ils ont tendance à oublier la générosité de leurs amantes, ou à feindre l’amour, et font montre d’infidélité et de cruauté. Ils relèvent d’un univers différent, celui qui consiste à accomplir une destinée héroïque, en partant pour la guerre. Ils obéissent plutôt à la volonté des dieux, alors que les femmes appartiennent à l’univers élégiaque. La douleur causée par la séparation les conduit à s’enfermer dans le chagrin, comme Briséis ou Médée, ressassant leur souffrance, et parfois à rechercher la mort. Mais cette opposition sociale et psychologique se brouille ici car les femmes ont le monopole de l’écriture, quand les hommes restent muets.

Ainsi, le livre d’Ovide se distingue par la place accordée à ses héroïnes féminines, maîtrisant à la perfection la rhétorique épistolaire. Son originalité vient de l’incursion qu’il leur fait accomplir dans le monde masculin, dont elles s’approprient non seulement les codes avec finesse, mais aussi les occupations, telle Phèdre voulant partager des parties de chasse avec Hippolyte. La manière dont se pose la question de la mémoire de leurs amants surprend également le lecteur, antique ou contemporain. On trouve dans leurs lettres un détournement du motif de l’épitaphe qui donne de ces hommes illustres une vision moins héroïque, en particulier dans celle, ironique, proposée par Phyllis pour Démodophon. Ses héroïnes se singularisent par leur capacité de transgression, qui les rend modernes à nos yeux.

Un texte brillant et d’une grande originalité, à découvrir ou redécouvrir.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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