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Ruben, Emmanuel, Les Méditerranéennes, Stock, 17/08/2022, 1 vol. (411 p.), 22€.

Sur fond vert émeraude, se détache un magnifique profil de jeune fille, coiffé d’un capuchon en velours rouge à franges dorées, retenu par un diadème de sequins, et vêtue d’un caftan assorti, également soutaché d’or. Cette photographie d’une femme juive d’Algérie, datée de 1890, qui semble cristalliser toutes les figures féminines présentes dans le beau roman d’Emmanuel Ruben, Les Méditerranéennes, constitue une puissante invitation à la lecture de ce texte. L’auteur, qui dédie ce livre à sa famille maternelle, dans une adresse incluant les vivants et les morts, fait le portrait de toute une série de personnages féminins, aussi forts qu’attachants : Baya Reine, Deborah, Raphaëlle, Solange, etc. Toutes sont liées à des endroits précis, Constantine, Guelma, la France ou Israël. Un arbre généalogique, à la fin du livre, permet de mieux identifier les liens qui les unissent, à travers la complexité du récit.

Les figures féminines

Chacun des sept chapitres a pour titre un prénom de femme. Il s’agit de toute une lignée, inscrite dans l’espace et le temps, que célèbre le narrateur. Elles s’acquittent toutes de la même obligation : « allumer les deux premières bougies du chandelier et réciter la prière de Hanoukkah », fête de la Lumière, ou de la Dédicace au second Temple. Mais ce sont aussi de formidables conteuses, auxquelles est dévolu le récit de l’histoire familiale. La transmission de la judéité s’effectue par les femmes, et le roman le montre bien. Il y a d’abord Baya Reine « elle la récitante analphabète, elle la Juive errante, elle la Reine de shabbat », comme le précise Emmanuel Ruben, avec la force de l’anaphore. Femme pieuse et superstitieuse, elle se parfume à l’eau de rose et s’attache à éloigner les djinns et la schkoumoune. C’est à son petit-fils, devenu par la suite professeur d’histoire, qu’elle raconte celle de son peuple. L’enfant, dit le récit « attendait le moment où la vieille femme, qui excellait dans l’art de passer du coq à l’âne, se téléporterait de cette Jérusalem abstraite à Constantine, la ville aux sept ponts suspendus. » Déborah, qui préfère à son véritable prénom Danièle le second, plus hébraïque, unit une voix rauque et sensuelle et un accent pied-noir. « Boulimique de voyages, d’art et de culture, elle fait acte de mémoire en visitant les camps de concentration, et envoie à son filleul « des selfies en treillis militaires et en bob kaki frappé d’une étoile de David sur fond de Néguev ou de Mer Morte. » Rose, « la belle juive de la famille », perpétue la tradition du récit des origines. Myriam, la doyenne de la famille, qui avec Deborah et Rébecca, se fait la narratrice d’un massacre ayant ensanglanté la communauté juive, Djamila, la jeune Arabe amoureuse de Samuel, qui doit son prénom à Noces de Camus, et choisit de faire la révolution, et enfin Elisabeth, Raphaëlle ou Solange. Toutes ces femmes, qui vivent sur les deux rives de la Méditerranée, révèlent des personnalités aussi vibrantes qu’émouvantes.

Un leitmotiv unificateur : le chandelier de la Kahina

L’histoire familiale que raconte Emmanuel Ruben s’articule autour d’un objet, le chandelier de la Kahina, une appartenance que chacun interprète à sa manière. A-t-il réellement appartenu à cette reine berbère, ou s’agit-il d’une légende familiale, dont certains mettent la véracité en doute ? Les apparitions et disparitions de cet objet symbolique scandent le récit. Le chandelier joue le rôle d’un personnage, que son absence rend encore plus essentiel, et dont la valeur dérive moins de la réalité de cet accessoire liturgique, que de l’imaginaire qui l’entoure. Rêvé, fantasmé, le chandelier de la Kahina apparaît dans les différents épisodes, comme un facteur d’identité, une force d’immuabilité, qui rattache tous les personnages, en dépit des migrations et des exils, à leurs origines.

Ô comme elle a pleuré de joie, ta grand-mère, disait Myriam, le jour où Roger lui a rapporté le flambeau de la Kahina ! Oui, c’est dans les environs de Guelma que le chandelier serait retrouvé en mai 1945, durant les jours de liesse nationale et de folie meurtrière qui suivraient la victoire alliée. Que – selon Deborah —, l’oncle Chemouel s’était échappé de son asile avec son fidèle caméléon ; après avoir remué toute l’Algérie de fond en comble, arpenté les oasis et les djebels, écumé les souks et les bazars, inspecté le lit des oueds et des chotts, exploré les pertes et les résurgences du Rhummel, de la Mejderda et de l’oued Seybouse, il avait nagé dans les entrailles de la terre et retrouvé le chandelier au fond d’une grotte, une vraie caverne d’Ali Baba, située au pied des ruines de Thibilis, où des bandits de grand chemin avaient entreposé les trésors accumulés par des décennies de razzias.

La mystérieuse inscription qui figure le chandelier favorise la contamination de la réalité par un souffle romanesque. Car la situation des personnages, Juifs d’Algérie, intégrés brusquement à la nation française, suscite de nombreuses questions. Exposés aux vicissitudes de l’histoire, ils se réfugient dans le rêve ou la folie, et se posent la question de leur appartenance à la France, qui leur semble comporter plus d’exigences que d’avantages. Cette interrogation parcourt tout le livre, si bien que le chandelier de la Kahina, indispensable aux cérémonies familiales, semble constituer pour certains un élément tangible et sûr, auquel ils se réfèrent.

Entre humour et tragédie, un livre à l’imaginaire puissant

Le roman se fonde sur une trame historique mêlant les convulsions du XIXe siècle, les conflits du XXe, les camps de la mort, le départ d’Algérie, les années noires, l’espérance de la Terre Promise. Des vies passées à lutter contre l’antisémitisme, les guerres et d’exils. À subir le risque d’attentats, comme ceux de novembre.

Ils s’étaient recontactés la nuit des attentats, pour prendre des nouvelles l’un de l’autre, comme tant d’autres Parisiens, savoir s’ils étaient sains et saufs, dans un lieu sécurisé. Comme tant d’autres Parisiens, ils avaient vécu la nuit de la tuerie calfeutrés chez eux, rivés à leur téléphone, haletant dans l’angoisse du décombre macabre, revivant à distance ces scènes qui se répétaient à neuf mois d’intervalle-sirènes de la police et gyrophares des pompiers, vitres brisées, assaut du RAID, traces de sang sur les pavés, visages en pleurs, corps emballés dans des civières, discours des politiciens et commentaires des journalistes.

Mais cette dimension tragique s’accompagne d’un humour ravageur. Les scènes de circoncision, notamment, sont décrites avec minutie, mais l’angoisse qu’elles suscitent fait assimiler l’une d’elles au sacrifice d’Isaac. Samuel Vidouble, le narrateur, déjà présent dans Sabre, promène son regard aigu et quelque peu ironique sur un monde en partie disparu.

– Mais non mes frères, oubliez le Zab, et retenez le nom glorieux de la Zyntarie ! Tous les francs-maçons se toisent, incrédules. Chacun réagit à l’annonce à sa manière : – La Zyntarie, serait-ce ce pays d’Afrique où vivent des zouaves, des zèbres et des Zoulous ? – Non, moi je sais, c’est un pays peuplé de Tziganes et la langue de Chemouel a fourché : il voulait dire la Zyngarie. – Non mes frères, je le répète, j’ai bien dit Zyn-ta-rie.

Ce dialogue savoureux, qui se poursuit sur plusieurs pages, renvoie à l’utopie de l’oncle Chemouel, nouveau Moïse en quête de havre pour les Juifs. Le roman d’Emmanuel Ruben, qui brasse toutes les histoires d’une communauté dispersée, constitue une superbe fresque familiale, qui rend hommage à l’énergie de toutes ces femmes, juives, arabes, berbères, ainsi qu’à leur capacité de résistance. Les existences individuelles s’inscrivent sur une trame plus générale, celle de la grande Histoire. Ce récit où l’humour vient transcender l’horreur passe de la crudité des massacres à un regard plein de distance et d’autodérision, en interrogeant le concept de judéité. Une splendide évocation, laissant émerger d’inoubliables visages féminins, empreints de beauté et de séduction, sur un fond d’Algérie sensuelle, colorée, fantasmée, et quasi mythique. À lire absolument.

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Chroniqueuse : Marion Poirson

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