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Viola Ardone, Les Merveilles, Traduit de l’italien par Laura Brignon, Albin Michel, 22/08/2024, 400p., 22,90€

Avec une sensibilité rare, Viola Ardone nous plonge au cœur d’un asile psychiatrique italien des années 1970 dans son nouveau roman Les Merveilles. À travers le regard candide d’Elba, adolescente née entre ces murs, l’autrice de Le Train des enfants signe un roman poignant qui interroge avec finesse les frontières de la folie et de l’humanité. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’en est pas à son premier coup de maître !

Le choix audacieux d’une narratrice adolescente ayant grandi dans un hôpital psychiatrique aux côtés de sa mère permet à Viola Ardone de porter un regard à la fois candide et lucide sur l’univers de la folie. Avec un style oscillant entre naïveté enfantine et cruauté du réel, Elba nous fait pénétrer sans fard dans le quotidien de l’asile, ce « monde-à-moitié » comme elle le nomme. L’autrice use de métaphores saisissantes pour décrire ce microcosme: l’asile est comparé tour à tour à un bateau, une mer fermée, une famille dysfonctionnelle… Les pensionnaires deviennent sous la plume acérée d’Elba des « chats perchés », « des  poupées cassées », des « plantes aux racines à nu ». Ces images fortes, ciselées avec maestria, transcendent la noirceur du sujet pour faire émerger une forme de poésie des marges et de la différence.
Elba porte sur les fous un regard sans jugement, d’une innocence parfois dérangeante. Pour elle, la folie est une évidence avec laquelle elle a toujours vécu, une « sorte de vérité »

Nous les folles, on est des plantes avec les racines à nu, je lui dis, tout ce qu’on cache apparaît à l’extérieur: quand on a faim on mangerait n’importe quoi, quand on n’a pas faim on ne mange rien du tout, quand on est contentes on chante et on danse, quand on est tristes c’est comme si on était déjà mortes depuis un bout de temps.

Au-delà du simple tableau clinique, le roman interroge subtilement les notions de normalité et de folie. L’asile apparaît comme un miroir grossissant de la société, les « fous » devenant sous certains aspects plus lucides et authentiques que les soi-disant « normaux ».
À travers le regard décalé d’Elba, l’autrice souligne avec une justesse implacable l’absurdité et la violence de certaines méthodes utilisées à l’époque dans ces institutions (électrochocs, camisoles, enfermement…). Mais elle suggère aussi, non sans audace, que la frontière est ténue entre patients et soignants, ces derniers montrant eux aussi des failles et des parts d’ombre.

Le Dr Meraviglia, psychiatre anticonformiste

Le personnage énigmatique du Dr Meraviglia, psychiatre anticonformiste aux méthodes peu orthodoxes, vient particulièrement questionner cette ligne de démarcation. En organisant une sortie dans la neige avec les patients ou en écoutant avec attention leurs délires lors de « séances de thérapie de groupe », il bouscule les codes et fait vaciller nos certitudes sur ce qui est « normal » ou non.
Ses méthodes plus modernes et empathiques contrastent avec celles archaïques du Dr Colavolpe qui dirige l’établissement, créant un clivage et une rivalité entre les deux psychiatres. Colavolpe considère Meraviglia comme un « gauchiste » qui « se procure un diplôme en médecine » et pense qu’il faudrait traiter les « rebelles » et « disciples de Basaglia » à coups d’électrochocs comme « à l’époque » du fascisme. Elba décrit ainsi leur opposition :

Colavolpe fait sa tournée le premier: il prescrit des cachets, il fait attacher et il envoie à l’électricité. Puis le jeunot arrive: il enlève les cachets, il détache les internées et il fait revenir celles qui faisaient déjà la queue devant la pièce de Loupiote.

On apprend que Meraviglia a fait un séjour en prison pour avoir mis en danger des personnes vulnérables en organisant un match de football pour ses patients de l’hôpital psychiatrique. Alors qu’il voulait simplement démontrer qu’en faisant des choses normales, les patients pouvaient se comporter comme des personnes saines d’esprit, son initiative s’est retournée contre lui. Après avoir passé vingt jours en prison, Meraiglia compare cette expérience à son travail à l’hôpital, soulignant que les deux lieux visent à surveiller et punir.
À travers ce personnage central dans sa narration, l’autrice met en lumière la nécessaire remise en question de la psychiatrie asilaire et le besoin d’humaniser la prise en charge, dans le contexte social et politique de l’Italie des années 1970 marqué par les débats autour de l’antipsychiatrie et du mouvement de désinstitutionalisation porté par Franco Basaglia.
Elba résume cette idée avec une lucidité désarmante: « La vérité, c’est qu’il n’y a pas tant de différence entre les mabouls et les pas-mabouls. » L’asile devient alors le révélateur de la folie qui sommeille en chacun, une « métaphore de la guerre » et de la vie selon le Dr Meraviglia.

Une histoire d’amour maternel fusionnelle

Si le roman explore avec finesse les méandres de la folie, il est avant tout une magnifique histoire d’amour maternel. Au cœur du récit se trouve la relation fusionnelle et déchirante entre Elba et sa mère, internée à l’asile. Malgré la séparation imposée, leur amour viscéral est le fil rouge de l’histoire, transcendant la maladie et l’enfermement.
Viola Ardone parvient, par petites touches poétiques, à rendre toute la force et la beauté de ce lien unique, comme dans cette scène poignante où la mère d’Elba subit des électrochocs :

La lumière rouge s’est allumée, Mutti a plissé les yeux et ouvert grand la bouche, mais je n’entendais rien parce que deux mains s’étaient posées sur mes oreilles et j’ai imaginé qu’elle chantait elle aussi, alors j’ai crié à pleine gorge les paroles de "Es war eine Mutter", de plus en plus fort, de plus en plus vite, jusqu’à la dernière strophe.

D’autres liens puissants se tissent au fil des pages entre Elba et les autres pensionnaires de l’asile, notamment avec une nouvelle patiente mutique qu’elle surnomme « la Nouvelle« . Chacune à leur manière, ces « poupées cassées » que la société rejette parviennent à s’apprivoiser et à recréer une forme de famille, aussi bancale soit-elle.

Une documentation précise sur les asiles des années 1970 en Italie

Viola Ardone ne se contente pas de nous offrir un récit poignant, elle nous livre également une documentation précise et édifiante sur ce qu’étaient les asiles psychiatriques dans ces années-là. L’autrice met en lumière la facilité déconcertante avec laquelle on pouvait enfermer quelqu’un à l’époque: une épouse un peu trop excentrique aux yeux de son mari pouvait ainsi se retrouver internée sous le motif de la folie, sans autre forme de procès.
Au fil des pages, Elba, la narratrice, dresse un véritable dictionnaire des troubles psychiques rencontrés au cours des années passées dans cet univers. Ce lexique étonnant deviendra pour elle non seulement un outil de compréhension du monde, mais aussi de son propre destin.
Le roman embrasse plusieurs décennies, des années 1970 à nos jours comme en témoigne cette référence à l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades Rouges en 1978 : 

Aldina n’arrête pas de dire que c’est pareil dans le monde de dehors, mais sans cachets. Son père l’a fait enfermer parce qu’elle fréquentait des agitateurs: mieux vaut qu’elle soit folle que terroriste, il a dit le jour où il l’a amenée ici.

Cette fresque ambitieuse et foisonnante offre ainsi un regard à la fois intime et panoramique sur l’évolution de la psychiatrie et de la société italienne, conférant au roman une profondeur et une richesse rares.

Une narration en deux "tons"

Mais la vraie prouesse du roman réside dans son écriture singulière en deux « tons » distincts, marquant brillamment un avant et un après. Avec une virtuosité époustouflante, Viola Ardone maintient le lecteur en haleine, suspendu aux mots qu’il va découvrir page après page, impatient de plonger toujours plus loin dans cet univers romanesque fascinant.
Avec Les Merveilles, Viola Ardone confirme son immense talent de conteuse pour nous emporter dans des univers à la marge, à la fois sombres et lumineux. Servi par une écriture incisive et poétique d’une justesse inouïe, ce roman est une plongée saisissante dans les méandres de la folie et de l’enfermement.
Mais au-delà du tableau clinique, il offre surtout une réflexion puissante sur la frontière ténue entre normalité et folie, et sur la force des liens familiaux et de l’amour face à l’adversité. Elba, par sa voix si singulière, nous guide tel un fil d’Ariane dans ce labyrinthe des âmes cabossées et parvient à faire émerger de la noirceur une vraie lumière, une « merveille » comme le titre l’indique.
Avec ce nouveau roman brillamment construit, Viola Ardone s’impose définitivement comme une autrice majeure de la littérature italienne contemporaine, à la plume aussi sensible que virtuose. Viola Ardone signe ici une œuvre sublime qui marquera assurément les esprits.

cette chronique a été publiée sur le site ICI BEYROUTH le 27/08/2024

Image de Chroniqueuse : Bélinda Ibrahim

Chroniqueuse : Bélinda Ibrahim

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