Frédérique Dolphijn, Les oubliés, Esperluètes éditions, 05/11/2024, 128 pages, 19,50€
Précision utile dès l’abord ; la grande carte apposée en liminaire de l’ouvrage n’a rien du supplément d’un traditionnel récit de voyage. Si son périmètre élargi à une double page recouvre un vaste triangle entre Sambre et Meuse, c’est pour mieux nous faire prendre conscience de la tragédie survenue en ces lieux. Dans ces confins de la Wallonie Belge, où la famine survenue à l’orée des années 1850 engendra une terrible catastrophe humanitaire.
Tel est le contexte servant de cadre à Les oubliés qui ne s’apparente nullement à un récit historique. Dans un précédent roman, Au bord du monde, l’autrice en avait d’une certaine manière, donné les clés. « Il y a un temps pour se mettre debout, pénétrer l’obscurité et marcher sur les sentiers qui cheminent le creux de l’être. »
A travers la galerie d’existences évoquées lors de cette sombre période, c’est le canevas d’un drame et d’une révolte qui sera ainsi mis à jour. Un récit des plus denses pour un court roman servi par une écriture forte, dont le volet descriptif n’a d’égal que le souci d’objectivité.
Car, c’est autant auprès des pauvres et des nantis que l’autrice entend développer les conséquences d’une campagne brusquement anéantie. Hors de tout manichéisme social, le livre nous les rend proches dans leur intimité, en révélant la complexité de leur nature humaine.
Un maelstrom d’épreuves
Pour les uns, il fallait choisir entre saisir l’opportunité de s’enrichir davantage et garder raison dans la folle danse de l’offre et de la demande. Pour les autres, dont il y allait de la survivance, il s’agissait de se soumettre ou, au contraire, de prendre le chemin de la révolte, de l’insurrection.
Mais avant de pénétrer la vie de chacun des protagonistes, c’est le constat de l’infâme été préludant la disette qui est d’abord relaté.
Beaucoup ont prié, les bigotes avaient caressé les grains de chapelet. Et puis tout se déposa. En un instant le vent disparut, le bleu indécent du ciel resplendit. Mais le mal était fait, les ravages étaient là. Des taches brunâtres apparurent sur les feuilles, les tiges noircirent… Contamination, décrépitude, pourriture, décomposition des plants, le mal était grand. C’était souvent qu’on entendait des voix s’exclamer. Le Bon Dieu n’a-t-il pas de pitié !
Un maelstrom d’épreuves auquel certains (rares) privilégiés ne sont cependant pas confrontés. Pendant que des misérables, les pieds lourds des pays parcourus, fouillent la terre à la recherche de moindres tubercules, Baptiste, le baron endeuillé, fait bombance près de l’âtre en dégustant tartines rôties, saucisses et riz au lait parfumé au safran.
Deux mondes distincts entre propriétaires et ouvriers, qui se côtoient sans vraiment se connaître. Car, une fois aux prises avec les réalités lors d’une partie de chasse, la rencontre avec une famille errante, aux corps noircis de poussière, le baron ne peut que réagir.
Et Baptiste de prendre des pièces dans sa bourse. Voici… sabots et nourriture pour ceux-là… Les loger… Le médecin viendra… Repos… Les restaurer… Les mettre sut le chemin vers Charleroi.
Un récit aussi réaliste que poétique
Un acte de compassion qui ne masque pas pour autant la détresse environnante. En réaction aux calamités, c’est un chacun pour soi qui va prévaloir. Une sorte d’incitation à la survie que l’autrice met parfaitement en relief dans une sarabande où les plus aisés vont profiter de la situation tandis que la horde des miséreux, las de se vendre de ferme en ferme, recourra au pillage puis à la vendetta.
Viendra alors l’heure des règlements de compte, du procès ensuite où la majorité des accusés seront blanchis, avant qu’au rythme de la musique et des tambours, le quotidien ne reprenne ses droits.
Demain, tous s’en reviendront à leur labeur. Ils savent qu’ils sont loin d’avoir gagné sur ce bestiau qui oppresse, qui les condamne à être au service d’un maître, d’un patron, sans avoir d’autres droits que ceux de travailler et survivre. Mais aujourd’hui on chante, on retrouve de l’insouciance, on gagne sur la misère.
L’amer retour à une vie normalisée en somme, succédant à un long temps de galère que Frédérique Dolphijn nous invite à revivre dans un langage réaliste et empreint d’une vibrante poésie.
Chroniqueur : Michel Bolasell
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