Dominique Bona, Les partisans : Kessel et Druon, une histoire de famille, Gallimard, 09/03/2023, 1 vol. (521 p.), 24€
Partis de Collioure, le petit port de pêche où les peintres de tous horizons ont connu autrefois des jours heureux, ils découvrent la rudesse du pays catalan, son maquis inextricable, ses forêts épineuses, ses à-pics sur la mer. La nuit tombée, conjuguée au brouillard, les empêche d’admirer un paysage grandiose : l’ombre violette des montagnes qui descendent doucement vers la Méditerranée et le sommet enneigé du mont Canigou, dieu tutélaire de la région.
Un prélude épique pour une cavale effrénée
Cette image de Collioure avec ses façades colorées, ses barques de pêcheurs traditionnelles et son phare emblématique, dressant une scène pittoresque où l’art et la nature fusionnent en une harmonie parfaite, Dominique Bona la connaît bien, car elle est native de ces Pyrénées-Orientales qu’elle célèbre avec tant de poésie, dès le premier chapitre de son dernier ouvrage : Les partisans : Kessel et Druon, une histoire de famille.
Le 23 décembre 1942, après avoir séjourné à Collioure, trois silhouettes encapuchonnées s’avancent dans le maquis des Albères, sous une pluie diluvienne. L’écrivain Joseph Kessel, la quarantaine altière, son neveu Maurice Druon, jeune homme élancé au regard perçant, et Germaine Sablon, blonde chanteuse aux yeux de pervenche, tentent de gagner l’Espagne, guidés par José, le passeur catalan. Ils fuient la barbarie nazie qui s’abat sur leur patrie. Avant de partir, Kessel a enfoui le manuscrit de ses mémoires et livré aux flammes celui d’un roman exaltant la Résistance naissante. Ils empruntent le même chemin qu’avaient pris trois ans plus tôt des centaines de milliers de réfugiés républicains espagnols, une fuite éprouvantable marquée par la pauvreté, la maladie, et l’angoisse de la guerre civile ; Antonio Machado mourra d’épuisement à Collioure en 1939, et l’année suivante – effectuant le chemin inverse – Walter Benjamin, échappant aux nazis, s’est suicidé à quelques kilomètres, de l’autre côté de la frontière. Harassés mais déterminés, les trois êtres franchissent à leur tour cette frontière et atteignent Barcelone où ils se terrent, telles des ombres traquées. Puis, protégés par un faux gendarme, ils traversent l’Espagne dans une équipée rocambolesque jusqu’au Portugal et la paisible Lisbonne. Là, des amis de Kessel leur offrent l’hospitalité dans une somptueuse demeure.
Mais le 21 janvier, cruel retournement, Kessel et Druon s’embarquent pour l’Angleterre, laissant Germaine désemparée sur le sol portugais. Kessel n’a cure de l’abandon de sa maîtresse. Meurtrie, elle devra seule affronter l’exil et l’incertitude. Tandis que les deux hommes partent fraternellement vers la France libre, leur odyssée se poursuit, mais celle de Germaine semble s’achever dans la déception. C’est sans compter sur la détermination de cette femme qui force l’admiration. Dès 1941, elle s’est engagée bien avant son amant dans les premiers réseaux de résistance, mettant sa notoriété au service de la lutte clandestine. N’est-elle pas la véritable héroïne de cette biographie croisée de Kessel et Druon ? C’est la belle surprise que nous réserve Dominique Bona qui fait donc preuve d’une grande originalité en choisissant de démarrer son récit biographique en décembre 1942, au moment où Kessel et Druon fuient la France occupée. Plutôt que d’opter pour une entrée en matière classique par la naissance et l’enfance, elle nous plonge d’emblée dans le feu de l’action. Ce parti pris audacieux dynamise considérablement la narration. Dès les premières pages, le lecteur embarque dans l’aventure aux côtés des deux écrivains et de Germaine Sablon. Leur éprouvant périple à travers l’Espagne ravive toute la fougue juvénile et l’esprit d’insoumission des protagonistes. Cette cavale initiatique scelle aussi leur fraternité naissante. En choisissant ce moment crucial, Dominique Bona signale d’entrée de jeu que son propos sera bien moins une biographie exhaustive qu’une exploration des liens singuliers tissés par l’Histoire entre ces trois destins entrelacés. Elle offre aux lecteurs un supplément d’âme et une tonalité résolument épique d’un ouvrage que désormais on ne pourra plus lâcher. N’était-ce pas la meilleure tonalité pour raconter Kessel, dont l’existence entière ne fut qu’une chevauchée effrénée à travers le siècle ?
Deux écrivains que tout oppose
Dès l’introduction, Dominique Bona annonce la singularité de son projet biographique, qu’elle centre sur le lien unissant l’oncle et le neveu. Maurice Druon n’est autre que le fils illégitime du jeune frère de Joseph Kessel, Lazare, qui se donna tragiquement la mort. Malgré cette séparation familiale, une profonde affection unit l’enfant à son oncle de vingt ans son aîné. Par-delà ce lien du sang, c’est avant tout l’écriture qui soude les deux hommes. Le cadet voue une sincère admiration à son glorieux parent, sollicitant ses conseils et subissant son influence. Pourtant, Dominique Bona montre combien le baroudeur Joseph Kessel et l’ambitieux Maurice Druon divergent par leur tempérament. Elle oppose avec brio le premier, épris d’aventures et de fêtes bachiques, au second, intimement habité par le démon de la respectabilité. À la soif de liberté et au goût du risque de l’auteur du Lion répond la quête d’ordre et de stabilité du chantre des Rois Maudits.
Kessel est un véritable épicurien, amateur de femmes, d’alcool, et de bonne chère, et qui voue un culte à l’amitié. Ses origines russes le portent vers l’Orient dont il arpente les routes, de l’Afghanistan à Israël. Doté d’une curiosité insatiable pour l’humain, il se fait le chantre du reportage et du grand récit d’aventures.
À l’opposé, Druon cultive une image policée et construit méthodiquement sa carrière, avec l’appui des puissants. Là où Kessel semble s’effacer par timidité, Druon caresse le rêve des honneurs officiels. Leurs visions politiques reflètent ces divergences : l’oncle affiche son apolitisme, quand le neveu penche résolument à droite.
Ces deux tempéraments antithétiques auraient pu les éloigner irrémédiablement. Pourtant, Dominique Bona montre combien leur alchimie singulière enrichit leur relation.
Le trio fondateur du légendaire exil londonien
Germaine Sablon, dont Jean Cocteau a dit : « C’est un cœur qui chante », n’a pas tardé à rejoindre Kessel et Druon qui vivent des fortunes diverses dans leur exil londonien. Kessel est jugé trop âgé pour combattre, et le Général de Gaulle – qui a bien sûr lu tous ses livres – lui propose ce qu’il n’a pu obtenir d’André Maurois et Antoine de Saint-Exupéry. Il lui dit : «Écrivez donc quelque chose sur la Résistance ! » Refusant la passivité, Kessel fait le choix de l’action en rejoignant les rangs de la Résistance. Sa plume autrefois vouée à la rêverie, va se muer en une redoutable épée au service de la liberté, et surtout – avec le concours de Druon – grâce à une chanson qui va devenir à jamais légendaire. Dans un chapitre aux accents épiques, Dominique Bona relate la genèse du « Chant des Partisans », cet hymne vibrant que nous pouvons tous fredonner, né d’une inspiration transcendante soufflée par une muse bienveillante. L’académicienne excelle dans l’art du récit, reconstituant avec brio la mémorable journée du 30 mai 1943. Elle plonge son lecteur au cœur de l’action, dans le décor bucolique d’un hôtel de campagne du Surrey. Sous sa plume alerte, les protagonistes reprennent vie. L’oncle et le neveu composent fébrilement, entourés de Germaine Sablon qui consigne leurs vers patriotiques. Par petites touches impressionnistes, Dominique Bona esquisse le tableau de cette création collective. On croit entendre la mélodie slave murmurée par Anna Marly, source d’inspiration de ce futur hymne national. La biographe parvient à ressusciter toute l’intensité dramatique de cet épisode fondateur. Le lecteur retient son souffle, conscient d’assister à la genèse d’une œuvre majeure de la Résistance, promise à un retentissement historique. Dominique Bona renoue avec la grande tradition du récit biographique. Elle magnifie un moment d’histoire et célèbre le pouvoir fédérateur des mots et de la musique. Sous sa houlette inspirée, la scène crépusculaire du Surrey résonne comme un appel vibrant à la liberté universelle.
L'après-guerre : des routes qui bifurquent et se rejoignent sous la Coupole
La force du lien affectif résiste aux aléas de l’après-guerre qui éloigne le baroudeur du parvenu. Tandis que Druon connaît la consécration avec sa fresque des Rois Maudits, véritable exploit éditorial, Kessel accumule les reportages à travers le monde. Leur amitié restera indéfectible jusqu’à leur mort.
Il faut dire que chacun brille désormais dans son domaine de prédilection. Les Rois Maudits assoient la renommée de Druon et inaugurent l’ère du roman populaire à grande échelle et dont George R. R. Martin s’inspirera pour l’écriture de A Game of Thrones. Le succès planétaire de la saga – qui est en réalité une œuvre collective dont aucun des grands éditeurs de la place parisienne ne voulait – consacre son talent de gestionnaire autant que d’écrivain. De son côté, Kessel multiplie les voyages initiatiques à travers le monde. Ses récits vibrent de son amour des peuples rencontrés, qu’il dépeint avec empathie. L’écrivain globe-trotter devient l’incarnation du baroudeur infatigable, assoiffé de découvertes et d’aventures humaines.
Malgré leurs ego, la tendre affection qui unit l’oncle et le neveu résiste à leur gloire respective. Leurs routes peuvent bifurquer, leur amitié demeure intangible.
Dominique Bona clôt son récit sur l’épisode de leur réception mutuelle à l’Académie française. Elle montre combien leurs rapports à l’institution reflètent leurs personnalités si dissemblables. Kessel, peu enclin aux mondanités, fait cependant preuve d’une réelle émotion en accueillant son neveu sous la Coupole. Druon, futur Secrétaire perpétuel, s’investit pleinement dans ce cénacle dont il célèbre la mission.
L’entrée au sein de la vénérable institution couronne deux destins d’exception. Pourtant, les deux académiciens y trouvent un accomplissement différent. Pour Druon, il s’agit d’une forme d’apothéose, la consécration suprême de son brillant parcours. Kessel mesure avant tout le chemin accompli depuis les bancs du lycée Masséna à Nice. Leurs discours respectifs lors de la cérémonie traduisent éloquemment leur état d’esprit. Kessel prononce un éloge vibrant de simplicité pour accueillir son neveu. Druon endosse le costume de l’éminence grise appelée à perpétuer l’héritage national. Cette réception témoigne de la pérennité de leur relation privilégiée, au-delà des honneurs et des rivalités. Elle célèbre aussi la fraternité des lettres et la victoire de l’amitié sur l’adversité.
Une ode virtuose à une période foisonnante
À travers ce double portrait, Dominique Bona ranime ainsi deux figures tutélaires de la littérature du XXe siècle. Son récit conjugue avec virtuosité la grande Histoire à l’intime, restituant toute la complexité des sentiments unissant les deux hommes. L’académicienne montre aussi avec subtilité que leur relation s’enrichit de leurs différences mêmes. Sans jamais verser dans la complaisance, elle manie avec brio l’art de l’anecdote et du dialogue, renouant avec la verve des grands récits biographiques d’autrefois. Ses portraits savoureux des protagonistes confèrent au récit un souffle romanesque.
Avec cette somme biographique, Dominique Bona signe une ode virtuose à une époque foisonnante. Son talent de conteuse redonne vie à des parcours singuliers qui ont marqué l’histoire nationale. En ressuscitant Kessel et Druon, mais surtout Germaine Sablon, la figure indissociable de leurs destins communs, elle ranime toute une période révolue, où la créativité le disputait à l’héroïsme patriotique.
Cet ouvrage est une plongée passionnante dans les décennies 1940-1970, mêlant grand reportage, engagements idéologiques et besoin de reconnaissance. Grâce à la justesse l’écriture, il restitue toute la richesse d’une époque marquée par l’effervescence artistique et la soif d’absolu. Une époque, dont le Chant des partisans, synthèse vibrante de l’âme française et entonné avec ferveur par Germaine Sablon, demeure le plus puissant symbole appelé à traverser les âges.
Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu
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