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Vertigineux ! Comme ce pont du Colorado construit en 1913 à Pasadena en Californie et qui a rapidement pris la sinistre appellation de « suicide bridge ». Au fil des ans, plus de cent personnes s’y sont jetées, dont le 30 octobre 2015, l’acteur et musicien Sam Sarpong. Il a mis fin ainsi à ses jours après plus de 7 heures de négociations avec sa famille et la police. C’est une atmosphère pesante qui règne depuis plus d’un siècle auprès de ce « suicide bridge ». Selon une légende tenace, un certain nombre d’esprits erreraient sur le pont lui-même, ainsi que dans l’arroyo en contrebas. On entend des cris inexpliqués provenant du canyon. Un rapport parle d’un homme spectral souvent vu errant sur le pont et portant des lunettes à monture métallique. D’autres personnes ont affirmé avoir vu une femme vêtue d’une longue robe flottante, qui se tenait au sommet d’un des parapets, avant de disparaître en se jetant sur le côté.

C’est sur la narration de cette tragédie que s’ouvre le vertigineux premier roman d’Olivier Amiel. On s’y jette, on y plonge comme l’on sauterait des 150 pieds du Colorado bridge. Un conseil : une fois que vous l’avez ouvert, ne le lâchez surtout pas. Il doit être impérativement lu d’une seule traite, car il vous entraîne dans le vide effroyable de destinées qui s’entrechoquent. L’ouvrage paraît décousu, avec des « apartés » et des va-et-vient incessants. C’est un procédé narratif voulu par l’auteur : au milieu du tumulte, en apparence incohérent des êtres et des choses, il arrive à rétablir une unité parfois déconcertante. La puissance des grands écrivains se reconnaît à ceci qu’ils donnent un éclat sidéral aux vérités qui demeurent obscures et mêmes indistinctes dans le cerveau du lecteur.

Le suicide est l’erreur du désespoir, ce livre en est la preuve, mais celui d’une civilisation est un spectacle épouvantable. Olivier Amiel a fait le choix de mener une croisade contre la « Cancel culture » et la « culture Woke ». Deux oxymores qui illustrent la prétendue supériorité morale d’une minorité qui se croit perpétuellement offensée, et s’emploie à empoisonner notre époque. Et il excelle dans ce domaine. C’est le point de départ de ce livre qui s’efforce de dire ce qu’il est désormais même impossible de penser. Mais le romancier nous mène encore plus loin : vers le transhumanisme et, pis encore, ce que pourrait être le Graal de demain : l’effacement définitif des souvenirs dont on veut à tout prix se débarrasser, car ils encombrent la route de notre avenir ! En somme, une pilule pour effacer les mauvais souvenirs. Olivier Amiel pose alors une question fondamentale à laquelle, même après la lecture du livre, il est bien difficile de répondre : « êtes-vous prêts à l’avaler ? »

Avec la fiction romanesque, les littérateurs ne font qu’enseigner à leurs contemporains ce qu’il y a de pire dans une société. Préparez-vous à un choc : cette pilule existe bien, et elle nous permettra de cibler le traumatisme – ou le souvenir – que nous souhaitons effacer. Cela fonctionne parfaitement : sur des petites souris… Et Olivier Amiel d’affirmer : « Mais grâce aux avancées médicales sur l’effacement de la mémoire, on ne peut désormais plus mentir qu’à une seule personne : soi-même… » À peine croyable ; où est-il allé chercher de telles billevesées ! Au fur et à mesure que la lecture avance, on fait de très courtes pauses ; on va sur le Web et on vérifie les dires de l’auteur. Il n’invente rien ! C’est même pire que ce qu’il décrit. On reprend aussitôt la lecture et son souffle. On se dit qu’il serait légitime d’effacer les traumatismes que nous enfouissons, et salutaire pour les survivants d’attentats, de scènes de guerres, de viols, comme c’est le cas dans le roman. Le progrès humain a toujours tourné ses efforts vers la destruction des êtres. Les hommes aspirent, non pas à combattre la mort, mais à la rendre plus rapide, plus imminente, plus douloureuse. Et voilà qu’une découverte de la médecine, en faisant disparaître nos pires souvenirs, ceux qui nous inclinent à exprimer ce qu’il y a de monstrueux en nous, pourrait modifier notre conscience et notre vie intérieure. Effacer les déchets de nos souvenirs, de nos songes, détruire notre passé pour devenir meilleur ; l’expérience est tentante. Et pourquoi pas, car ce serait également possible : nous implanter des souvenirs que nous n’avons pas vécu… Nous sommes dans une société sans frein. Olivier Amiel le démontre avec habileté.

Alors cette pilule, « êtes-vous prêts à l’avaler » ? Avec « Les petites souris », Olivier Amiel a écrit un premier roman choc, prouvant combien le progrès n’est que l’ascension de l’erreur humaine dans une société qui, en effaçant notre mémoire collective, se déconstruit. Mais il narre aussi une belle histoire d’amour entre deux femmes, deux « petites souris ». Une note d’espoir dans ce texte aussi talentueux que vertigineux : le monde a toujours progressé par l’amour, et rétrogradé par la haine.

Effacer ses traumatismes ? La vraie grandeur de l’homme se mesure à l’énergie qu’il déploie pour surmonter les difficultés de l’existence. Et, comme l’écrivait Maurice Maeterlinck : « Quand les souvenirs s’affaiblissent, c’est que le niveau de la vie baisse sensiblement. Prenez garde, la mort n’est plus loin. L’homme qui a tout oublié, la sent déjà peser sur ses épaules. »

Jean-Jacques BEDU
articles@marenostrum.pm

Amiel, Olivier, « Les petites souris », Les Presses littéraires, « Premier roman », 01/10/2021, 1 vol. (115 p.), 11€.

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