Youness Bousenna, Les présences imparfaites, Éditions Rivages, 21/08/2024, 208 pages, 19,50€.
Avec son premier roman Les présences imparfaites, Youness Bousenna nous livre une œuvre d’une rare intensité et surtout d’une parfaite maîtrise, qui ausculte les ressorts les plus intimes de l’ambition, de la solitude, de la médiocrité et du déracinement. À travers le parcours de Marc Pépin, reporter de guerre hanté par ses origines modestes, l’auteur tisse une toile complexe où s’entrechoquent quête identitaire, culpabilité et désir de reconnaissance.
Le roman s’ouvre sur un Marc bientôt sexagénaire qui, au crépuscule de sa carrière, entreprend de disséquer son existence. Ce procédé narratif, qui pourrait sembler convenu, devient sous la plume acérée de Youness Bousenna un scalpel impitoyable avec lequel le protagoniste met à nu ses contradictions et ses nombreuses failles. L’auteur excelle à créer une tension palpable entre le Marc narrateur, lucide jusqu’à la cruauté, et le jeune homme ambitieux qu’il fut, prêt à tout pour échapper à son milieu d’origine où tout ne fut qu’ennui. Cette dualité temporelle permet à l’auteur d’explorer les méandres psychologiques de son personnage. Marc apparaît comme un être égoïste profondément clivé, tiraillé entre un désir viscéral de s’extraire de sa condition et un sentiment tenace d’imposture.
Anatomie d’une solitude choisie
Ce qui de prime frappe le lecteur, c’est la solitude existentielle de Marc Pépin. Elle imprègne chaque page des Présences imparfaites, tel un silence assourdissant qui résonnerait entre les lignes. Youness Bousenna est vraiment génial à dépeindre l’isolement profond de son protagoniste, un homme incapable de créer des liens authentiques malgré – ou peut-être à cause de – son ambition dévorante. Cette solitude n’est pas simplement circonstancielle, elle est ontologique. Marc est seul face à ses choix, seul face à sa conscience, seul face à l’absurdité d’un monde qu’il ne parvient pas à saisir pleinement.
La solitude de Marc rappelle celle d’un personnage dans L’Anomalie d’Hervé Le Tellier. Dans ce roman contemporain français, un écrivain nommé Victor Miesel, est lui aussi profondément seul, isolé par son intellect et son hyperconscience du monde. Comme Marc, Victor cherche à combler sa solitude par l’écriture, créant des mondes fictifs pour échapper à la vacuité de son existence. Mais là où Le Tellier utilise le fantastique pour explorer la solitude de son personnage, Youness Bousenna reste ancré dans un réalisme impitoyable. La solitude de Marc n’est pas le résultat d’une anomalie cosmique, mais la conséquence directe de ses choix et de son incapacité à s’ouvrir véritablement aux autres. Cette solitude imprègne tous les aspects de la vie de Marc : ses relations amoureuses superficielles, son rapport distant avec sa famille, son incapacité à former de véritables amitiés. Même au cœur de l’action journalistique, entouré de collègues et de sources, Marc reste fondamentalement seul, incapable de partager authentiquement ses expériences ou ses émotions.
À force d’être seul, le protagoniste perd peu à peu le sens de qui il est vraiment, devenant une présence de plus en plus « imparfaite » dans sa propre vie.
La masculinité mise à nu : l’art de la gifle littéraire
La force du roman réside surtout dans son style, qui oscille habilement entre introspection psychologique et description crue de la réalité. Youness Bousenna cisèle des phrases qui se gravent dans l’esprit du lecteur et l’on se prend à surligner certains passages, à se les approprier, où – pis encore – qu’ils ont été écrits pour nous, afin de nous adresser une gifle magistrale. Son écriture, tantôt sèche et percutante, tantôt lyrique et méditative, épouse parfaitement les errements intérieurs de Marc. Il est saisissant de voir la manière dont l’auteur parvient à créer une intimité troublante avec son personnage. Cette dernière est d’ailleurs l’un des aspects les plus dérangeants du roman. En nous plongeant dans les pensées les plus inavouables de Marc, Youness Bousenna nous force à nous confronter à nos propres zones d’ombre. Alors naît irrémédiablement un sentiment de gêne qui trouve sa source dans la brutalité avec laquelle l’auteur dissèque la psyché masculine à travers son protagoniste. L’auteur ne fait preuve d’aucune complaisance envers son personnage, exposant sans fard ses faiblesses, ses lâchetés et ses petites mesquineries quotidiennes. Cette mise à nu impitoyable agit comme un miroir déformant, renvoyant au lecteur masculin une image peu flatteuse de sa propre condition. La gêne s’intensifie particulièrement dans les passages où Marc examine ses relations avec les femmes. Que ce soit avec sa mère, sa sœur, ou ses partenaires amoureuses, le protagoniste fait preuve d’un égoïsme et d’une incapacité à l’empathie qui ne peuvent que faire écho aux propres défaillances du lecteur masculin. Youness Bousenna excelle à mettre en lumière ces micro-agressions, ces petites violences ordinaires que les hommes infligent aux femmes, souvent sans même en avoir conscience.
On pourrait notamment évoquer les scènes où Marc manipule émotionnellement sa compagne Claire, ou encore son incapacité à assumer pleinement ses responsabilités familiales. Ces moments agissent comme autant de gifles bien méritées pour le lecteur masculin, le forçant à confronter ses propres comportements toxiques.
La description crue de la sexualité de Marc, empreinte d’égoïsme et parfois de violence latente, est particulièrement dérangeante. Elle met en lumière la façon dont le désir masculin peut facilement basculer dans la domination et l’objectification. Le lecteur masculin ne peut que se sentir interpellé, voire accusé, par cette représentation sans concession de sa sexualité.
Plus largement, c’est toute la construction de l’identité masculine qui est remise en question dans le roman. L’obsession de Marc pour la réussite sociale, son besoin constant de validation, sa difficulté à exprimer ses émotions autrement que par la colère ou le ressentiment, sont autant d’aspects qui résonnent douloureusement avec l’expérience masculine contemporaine. En exposant ainsi les mécanismes de la toxicité masculine, le romancier ne laisse aucune échappatoire au lecteur. Il devient impossible de se distancier du personnage de Marc, de le considérer comme un « autre » dont on pourrait se désolidariser. Au contraire, le roman nous force à reconnaître en nous-mêmes les germes de ces comportements toxiques. Le roman agit alors comme un rappel brutal de la persistance des schémas patriarcaux, y compris chez des hommes qui se pensent « éclairés » ou progressistes.
L'anti-héros attachant : Marc Pépin ou le paradoxe de l'humanité imparfaite
Enfin, l’un des aspects les plus fascinants du roman est la manière dont Youness Bousenna traite la question du déracinement. Marc Pépin apparaît comme un être perpétuellement en exil, incapable de trouver sa place que ce soit dans son milieu d’origine ou dans le monde du journalisme international qu’il a intégré. Cette thématique est explorée avec une grande finesse psychologique. Le déracinement de Marc n’est pas tant géographique que social et psychologique. Il est celui d’un homme qui, à force de vouloir s’inventer une identité, finit par se perdre lui-même.
Cette perte de soi est magnifiquement illustrée par la structure même du roman. Le récit, qui alterne entre le présent de la narration et les souvenirs de Marc, devient de plus en plus fragmenté à mesure que l’on avance dans la lecture. Cette fragmentation reflète la désagrégation intérieure du personnage, incapable de maintenir une cohérence dans son histoire personnelle.
L’un des tours de force de Youness Bousenna est de parvenir à maintenir l’intérêt du lecteur malgré – ou peut-être grâce – à l’antipathie croissante que suscite son personnage principal. Marc Pépin n’est pas un héros, loin de là. Il est égoïste, souvent lâche, capable des pires mesquineries. Plusieurs fois, on s’autorise à le traiter de minable. Pourtant, il reste profondément humain dans ses faiblesses et ses contradictions. C’est cette humanité imparfaite, cette « présence imparfaite » pour reprendre le titre du roman, qui le rend paradoxalement attachant. On pourrait reprocher au romancier une certaine complaisance dans la noirceur ; son ouvrage ne laisse que peu de place à la rédemption ou à l’espoir. Pourtant, cette noirceur n’est jamais gratuite. Elle participe d’une démarche quasi philosophique visant à explorer les limites de l’être humain confronté à ses propres démons.
Les présences imparfaites pose également des questions essentielles sur la nature de l’ambition et son coût moral. À travers le parcours de Marc, Youness Bousenna interroge les fondements mêmes de notre société méritocratique. Que sommes-nous prêts à sacrifier pour « réussir » ? Quel est le prix de la reconnaissance sociale ? Et puis le regard acerbe que porte l’auteur sur les coulisses du Figaro est d’une lucidité glaçante. Grâce à Marc nous pénétrons dans un microcosme où ambition, petites lâchetés et grands ego s’entrechoquent sans cesse. Il est plaisant de voir comment l’auteur croque des personnages hauts en couleur, comme Mireille, cette journaliste obsédée par un ésotérisme frelaté, ou encore les « gaullistes » du journal, arc-boutés sur leurs certitudes d’un autre temps. Ces portraits au vitriol dressent un tableau sans concession d’un certain milieu journalistique parisien, où les convictions s’effacent souvent devant les intérêts personnels. Ces questions, d’une brûlante actualité à l’heure où le culte de la performance atteint des sommets, donnent au roman une résonance qui dépasse largement le cadre de l’histoire individuelle de Marc.
Les présences imparfaites s’impose comme un roman d’une incroyable densité, un tour de force pour un primo-romancier, et qui ne cesse d’interroger le lecteur longtemps après qu’il en a tourné la dernière page. Youness Bousenna signe là une œuvre ambitieuse qui, par sa profondeur psychologique et l’acuité de son regard sur notre époque, s’inscrit dans la grande tradition du roman existentialiste français. Au-delà de ses qualités littéraires indéniables, ce texte au vitriol nous invite à une réflexion salutaire sur nos propres motivations et nos choix de vie. Dans un monde obsédé par la réussite et la performance, Les présences imparfaites nous rappelle avec force que nos failles et nos contradictions sont peut-être ce qui fait notre humanité. Une leçon d’humilité dont notre époque a plus que jamais besoin.
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