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Erri de Lucca, Les Règles du Mikado, Traduit de l’italien par Danièle Valin, 02/05/2024, 153 pages, 18€.

Étrange dans son titre, Les règles du Mikado l’est autant par sa composition, qui s’attache à brouiller les pistes pour le lecteur. Le roman se compose d’une partie éponyme, la plus longue, et de trois autres, plus brèves, portant en minuscules les titres respectifs de Lettres, Le cahier, Une autre lettre, séparées de la première par une longue ellipse de temps. La concision et le minimalisme d’Erri de Luca se retrouvent ici, mais sa clarté habituelle cède la place à un désir d’égarement manifeste.

L’imprécision et le flou comme choix artistique

La première partie se déroule en pleine montagne, près de la frontière italo-slovène, dans un espace imprécis, où se croisent deux être dissemblables par l’âge, le sexe, la nationalité et le statut social. Le premier est un vieil horloger, qui bivouaque en solitaire, la seconde une jeune Rom qui, pour échapper à un mariage forcé, a choisi la fugue. Elle entre dans la tente du vieil homme. Commence alors un échange riche, qui occupe presque l’ensemble d’une partie du roman qu’on pourrait croire entièrement dialoguée. La préface, dans laquelle l’auteur présente ses personnages, et les innombrables dialogues, confèrent au récit romanesque une théâtralité inattendue. Loin de délivrer des informations, le narrateur, cette création de l’auteur qui s’exprime à la première personne, revendique son identité de lecteur pour justifier ses choix narratifs, censés combler ses attentes. Les maigres informations donnent ancrent les individus dans une généralité, celle, pour l’adolescente, “une jeune gitane“, d’un peuple que les Italiens appellent des romanichels, et qu’on nomme “en Irlande des travellers, voyageurs, une définition appropriée“. Plus radical que Kafka ou Marguerite Duras, qui leur accordent une initiale en guise de nom, Erri de Luca préfère l’anonymat, pour éviter toute projection du lecteur, tenté d’effectuer un rapprochement avec ce qui lui est familier.

Une vision schématique du monde des gitans

Les dialogues, d’une extrême rapidité, tendent d’abord à renforcer l’image stéréotypée des gitans. Épris de liberté, refusant la notion de frontière (la famille de la jeune fille fait de la contrebande). Dans l’histoire du fils prodigue le protagoniste devient “le fils débridé”, un terme que corrige le narrateur, et qui pourtant, dans la bouche de la jeune fille, conserve son expressivité originelle. L’expression vient du grand-père de l’adolescente, mais pour l’horloger, l’expression s’avère impropre et désigne plutôt un cheval auquel on enlève la bride.
La jeune fille, âgée de quinze ans, victime d’un mariage arrangé, refuse d’épouser un homme de cinquante. Les autres caractéristiques du peuple sinté relèvent d’une imagerie assez traditionnelle. A la question sur son insomnie la jeune fille répond qu’elle est habituée à dormir le jour et à se déplacer la nuit. Il lui demande alors de quoi elle vit. Elle a appris à mendier enfant, mais avoue qu’elle est trop fière pour le faire, puis énumère ses divers talents : elle joue de l’accordéon, elle danse, elle chante et sait même dresser les ours ou les corbeaux. Illettrée, la jeune fille, comme les siens, ne connaît pas les livres, mais possède d’autres savoirs, qui l’apparentent au monde sauvage. Elle pratique la chiromancie, qu’elle ne considère pas comme une capacité à prédire l’avenir, mais plutôt le fait qu’on apprend à lire comme on fait avec “le ciel la nuit.” Elle oppose le savoir de l’homme, qui lit les livres, au sien celui de lire des mains.
Chacun admire la magie dont l’autre est détenteur. Le vieil homme connaît tout du fonctionnement des horloges, une science qui confine au monde magique pour l’adolescente, tandis que le narrateur estime “qu’il y a plus de magie à s’entendre avec un ours et un corbeau.” Son interlocutrice, quant à elle, est marquée par la pensée magique, et considère “qu’il y a de la magie dans tout.”

Des héros atypiques

Travailleur manuel, le vieil homme a quitté l’école après la mort de son père pour devenir apprenti horloger. La rencontre romanesque de ses parents, un officier de marine et une jeune Russe, évoque un conte de fées. Son père a réussi à la faire échapper en l’enroulant dans un tapis. Les deux héros du récit conservent une dimension tant romanesque que poétique, et, tout comme l’auteur, se jouent des frontières, en transposant des notions familières qui revêtent alors une dimension d’étrangeté. Il s’interroge sur les propos de la jeune fille. Elle lui répond que son père, un acrobate en vol, “fait fuir même les aigles”, qu’il “descend à pic”, et qu’il “lui suffit de frôler pour projeter à terre.”
La jeune fille s’avère donc très proche du monde animal, comme le signalent les métaphores du récit. Ainsi, le narrateur remarque “qu’elle a les doigts d’une chèvre”.

Les règles du Mikado

Pour le vieil homme, qui lui apprend à jouer, le Mikado lui permet d’interpréter le monde et d’ordonner le chaos. Il a joué un rôle dans son éducation sentimentale et a accompagné ses premiers élans amoureux pour une jeune fille qu’il décrit en quelques traits frappants, avec ses cheveux rouille, ses taches de rousseur, ses capacités de nageuse et son parfum de châtaigne. Il fédère un groupe d’amis qui se réunit pour y jouer. Le récit qu’il en fait à la jeune gitane occupe une place importante dans le bref roman éponyme. De temps à autre, il insère l’évocation d’une des règles du jeu, en rapport avec le déroulement de l’histoire. Mais si le Mikado rapproche les personnes, il peut aussi devenir facteur de division.  “C’est le Mikado qui nous a séparés pour la deuxième fois”, avoue le narrateur, qui finit par renoncer au jeu.
La suite du livre établit une rupture et crée d’autres connexions, faisant alterner les énonciateurs, tandis que le roman s’hybride, adoptant tantôt le style épistolaire, tantôt celui du journal intime, multipliant les rebondissements et les révélations, sans cesser de surprendre le lecteur.

Un roman concis, à la fois méditation sur la vieillesse, et réflexion sur la perception du temps, symbolisée par les horloges qui le rythment. Le jeu, axé sur la patience de ceux qui le pratiquent, devient une métaphore de la vie. Les doigts qui le manipulent doivent être assez habiles pour ne pas faire bouger les bâtonnets. De la même manière, il semble plus sûr “d’agir doucement sans attirer l’attention“. Récit de la rencontre et de l’entraide, le livre montre comment les personnages, pourtant très dissemblables, évoluent l’un par l’autre et apprennent de l’autre.
Avec autant de profondeur que de délicatesse, Erri de Luca entraîne le lecteur dans son sillage pour lui enseigner le jeu du Mikado, qui est aussi chemin de vie.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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